Le dernier représentant de la dynastie des Dentu, Édouard-Henri-Justin, s’est éteint à son domicile, 56 rue de Boulainvilliers [XVIe], le 13 avril 1884, à 13 heures 45, après une agonie cruelle, dans sa 54e année, au même âge que son père, malgré les soins pratiqués par le docteur Carl-Pierre-Édouard Potain.
Édouard Dentu suivait un traitement pour le diabète, conséquence d’une maladie du foie. Pressentant sa fin, il voulut que le mariage de sa fille Mélanie-Louise-Léonie-Jeanne, avec le baron Philippe-Louis-Henri de Labatut, avocat stagiaire, se célébrât quand même le 29 mars. C’est son frère aîné, Gabriel-Louis-Édouard Dentu, qui conduisit sa fille à l’autel.
Ses obsèques eurent lieu le mercredi 16 avril 1884 :
« Les obsèques du célèbre éditeur ont été telles qu’elles devaient être. Une affluence considérable a suivi le convoi des hauteurs de Passy au fond du Père-Lachaise.
A onze heures et demie, la cour du joli hôtel de la rue Boulainvilliers était déjà pleine de monde.
Toutes les notoriétés du Paris littéraire et artistique sont venues s’inscrire sur le registre ouvert par la famille.
A midi, le convoi se dirige vers l’église Notre-Dame-de-Grâce. Il est conduit par MM. le baron de la Borie de la Batut, Gabriel Dentu et Hons-Olivier, gendre, frère et beau-frère du défunt ; Sauvaître [Louis Sauvaitre (1828-1909)] et Emile Faure [(1826-1893)], les deux collaborateurs de Dentu.
Derrière eux, MM. Aclocque, conseiller municipal du quartier ; Alphonse Daudet, Jules Claretie, Georges Ohnet, Malot, Francis Magnard, Saint-Genest, Pierre Véron, Henri Houssaye, de Goncourt, PaulDalloz, Arnold Mortier, Calmann Lévy, Marpon, Ollendorff, Racot, Palmé, A. Delpit, Henri de Bornier, l’artiste Lafontaine, Edmond Lepelletier, qui fait aujourd’hui sa première sortie ; Camille Debans, le peintre Guillemet, F. du Boisgobey, Plon, Eudel, Catulle Mendès, Emile Blavet, les dessinateurs Guérard et Somm, Grévin, Brébant, Edmond Stoullig, Paul Perret, Théodore de Grave, Albéric Second, Jules Prével, Georges Grison, de Molènes, Léopold Stapleaux, Deslys, Joliet, Alexis Bouvier, A. de Launay, Victor Havard, Gourdon de Genouillac, Jules de Gastyne, G. de Cherville, Louis Dépret, Chabrillat, Troubat, d’Amezeuil, Henri Barrière, Félix Ribeyre, Hippeau, l’artiste Saint-Germain, Alfred d’Aunay, Mmes Edouard Fournier, Claude, Olympe Audouard, Mie d’Aghonne, Anaïs Ségalas, etc., etc. Mais comment citer tout le monde ? Il y avait cinquante-quatre voitures.
Le corbillard est couvert de fleurs et de couronnes. Sur l’une de celles-ci, hommage spontané des domestiques, on lit : A notre bon maître.
Après la messe chantée, tout le cortège se dirige vers le Père-Lachaise, où l’on assiste à une scène pénible. On a le plus grand mal à entrer la bière dans le caveau, situé à quelques pas de celui de Scribe, un des auteurs de la maison Dentu.
Les prières dites, M. Charles Diguet s’approche et lit le discours de M. Arsène Houssaye, président de la Société des gens de lettres, retenu chez lui par indisposition :
Messieurs, la passion du travail a aussi sa fatalité : on en vit, mais on en meurt. Edouard Dentu en a vécu et il en est mort.
Minuit seul l’arrachait à cet étroit cabinet de travail où il oubliait, dans la poussière des livres, les enchantements de sa maison, entourée d’un parc qui répandait la vie … Ce qui l’a tué, c’est l’amour des livres, non pas qu’il n’aimât sa famille avant tout, non pas qu’il ne fut le meilleur ami du monde ; mais il se passionnait au jour le jour pour tout livre nouveau-né ou pour tout manuscrit qu’il allait mettre au monde. La question d’argent n’était pas une question pour lui : il se préoccupait de ses livres parce que c’étaient ses livres, mais non pour l’argent qu’ils donnaient à sa librairie. Aussi fut-il la Providence des jeunes romanciers, quoique fidèle à ses anciens amis. Il ouvrait galamment sa porte à tous ceux qui tentent la fortune littéraire. Certes, il n’avait pas le temps de lire tous les volumes qu’il éditait. Rivarol a dit qu’il n’y avait de bons libraires que ceux qui ne lisent pas.
… Hélas ! les nuages ont trop tôt obscurci son ciel. Il y a un admirable sonnet de Soulary où la jeune mariée, dans son cortège nuptial, rencontre un cortège funèbre. Ce fut l’histoire terrible de son dernier jour, puisque déjà il voyait la mort quand il essayait de sourire au mariage de Mlle Dentu. Il n’y a pas quinze jours, l’espérance entrait dans la maison, quand déjà la mort était debout sur le seuil. Mais le bonheur qui éclairait le front de sa fille fut cette étoile du matin, dont parle la Bible, qui rayonne au delà des horizons du tombeau …
Puis M. Emmanuel Gonzalès prononce, au nom des amis du défunt, un éloquent discours, dont nous regrettons de ne pouvoir citer que les passages suivants :
Rien de plus touchant, à ces époques troublées où les traités de morale sont craquelés comme de vieux tableaux, qu’une amitié fidèle.
Edouard Dentu, pour la plupart des écrivains, n’était pas un éditeur, mais un ami à toute épreuve, le confident des heures difficiles, le sauveteur obligatoire.
… S’il achetait des villas et des forêts, c’était pour le plaisir de sa famille et de ses amis. Il ne se sentait heureux qu’au milieu d’eux, et il ne les astreignait pas à l’étiquette de la vie de château. A son beau domaine de la Grand’Cour [du Palais-Royal], chacun des hôtes se trouvait chez lui.
… L’excellent homme a été un des heureux de la vie, – mais comme tout se paie en ce monde, il a payé ses joies par les tortures d’une atroce agonie. Il a tant souffert qu’il appelait dans son délire les valets de la mort et qu’il invoquait ses amis les plus chers pour l’aider, lui croyant et chrétien, à se délivrer des derniers spasmes de la vie !
Après ces paroles émues, la foule défile, le cœur serré, devant le monument. En jetant l’eau bénite sur le corps, il nous a semblé que nous donnions une dernière poignée de main à celui qui a compté autant d’amis qu’il a connu d’auteurs pendant ses trente années de travail. »
(Le Figaro, jeudi 17 avril 1884, p. 2)
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Son arrière-grand-père, Jean-Gabriel Dentu (Paris, 1770 – 18 mars 1840), fondateur de la dynastie, était le fils d’un employé de l’Administration publique et avait commencé à travailler comme ouvrier imprimeur chez Philippe-Denis Pierres, dès 1782.
Après un établissement provisoire à l’extrémité de la rue des Colonnes [IIe], à l’endroit que coupe aujourd’hui la rue du Quatre-Septembre,
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Palais-Royal, galerie de bois, 1820. Par Adolphe Potémont (1828-1883) |
il installa en 1794 un dépôt général de librairie dans les galeries de bois du Palais-Royal [Ier]. Outre son dépôt de librairie, il ouvrit une imprimerie-librairie qui fut successivement rue du Champ-Fleuri en 1802 [Ier, rue supprimée en 1854], puis, dans le VIe arrondissement, quai des Augustins en 1804 [quai des Grands-Augustins], rue du Pont-de-Lodi en 1807,
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Hôtel de Bessan, 5 rue Bonaparte, Paris VI |
rue des Petits-Augustins en 1817 [partie de la rue Bonaparte après 1852 : dans l’ancien hôtel Bessan, qui ne faisait qu’un avec l’hôtel voisin du marquis de Persan] et rue du Colombier en 1826 [partie de la rue du Vieux-Colombier].
Très tôt, il s’engagea, avec ses confrères Jacques Le Cointe, Louis Maison et l’imprimeur Moller, à
vendre le Journal des dames et des modes, créé en 1797 par le libraire Jean-Baptiste Sellèque (1767-1801) et l’abbé Pierre de La Mésangère (1761-1831).
Il entreprit ensuite la publication de livres de voyages, d’histoire naturelle et de géographie :
Voyage au Sénégal (1802), par André-Charles de Lajaille, Voyage de la Troade (1802, 3 vol. et 1 atlas), par Jean-Baptiste Lechevalier, Faune parisienne ou Histoire abrégée des insectes (1802, 2 vol.), par Charles-Athanase Walckenaër,
Géographie moderne (1804, 6 vol.), par John Pinkerton, Voyage aux Indes orientales et à la Chine (1806, 4 vol.), par Pierre Sonnerat, Géographie physique de la Mer Noire (1807), par Adolphe Dureau de La Malle, Voyage en Grèce (1807, 2 vol.), par Jacob-Ludwig-Salomon Bartholdy, traduit de l’allemand par Auguste du Coudray, Voyages dans l’Amérique méridionale (1809, 4 vol. et 1 atlas), par Félix de Azara, etc.
Quand en 1810 Conrad Malte-Brun publia chez François Buisson, rue Gilles-Cœur [Gît-le-Cœur], son ouvrage intitulé Précis de la géographie universelle, Jean-Gabriel Dentu, propriétaire de la Géographie moderne de Pinkerton,
fit paraître une brochure dans laquelle il imputait à Malte-Brun d’avoir copié servilement les ouvrages d’un grand nombre de géographes, et surtout la plus grande partie de celui de Pinkerton. Malte-Brun se crut insulté et appela Dentu devant les tribunaux pour le faire condamner comme diffamateur. Celui-ci, de son côté, rendit plainte en plagiat ou contrefaçon partielle. Les parties furent renvoyées des plaintes respectives, et en 1812, l’appel et la cassation confirmèrent.
En littérature, il fit paraître les Œuvres complètes de P.J. Bitaubé (1804-1810, 9 vol.), une édition des Œuvres complètes de Vauvenargues (1806, 2 vol.), les Lettres historiques, politiques, philosophiques et particulières de Henri Saint-John, lord vicomte Bolingbroke (1808, 3 vol.), Ossian, fils de Fingal, barde du 3e siècle ; poésies galliques (1810, 2 vol.), traduites de l’anglais par Pierre Letourneur, etc.
Il publia également diverses productions de Jean-Baptiste-Antoine Suard, dont les Mélanges de littérature (1803, 5 vol.), de Jacques-Antoine Dulaure, dont Des divinités génératrices, ou du culte du phallus chez les anciens et les modernes (1805), de Pierre-Charles Levesque, dont une Histoire critique de la république romaine (1807), de Charles Botta, dont une Histoire de la guerre de l’indépendance des Etats-Unis d’Amérique (1812-1813, 4 vol.), de l’abbé Galiani, dont la Correspondance inédite (1818, 2 vol.), de Constant Leber,
Jacques-Barthélemy Salgues et Jean Cohen, dont les 12 premiers volumes de la Collection des meilleures dissertations, notices et traités particuliers relatifs à l'histoire de France (1826), – les 8 volumes suivants, par Leber seul, seront édités par son fils en 1838 – , etc.
Il donna encore une bibliothèque d’auteurs étrangers, offrant au public des traductions de romans des meilleurs auteurs allemands et anglais, dont Werther (1825), traduit par Charles-Louis de Sevelinges, et le Voyage sentimental de Sterne (1828), traduit par Louis-Mathurin Moreau-Christophe.
Il fut enfin un des premiers éditeurs d’ouvrages sur le magnétisme, dont ceux de Armand-Marie-
Jacques de Chastenet de Puységur, Recherches, expériences et observations physiologiques sur l’homme dans l’état du somnambulisme naturel, et dans le somnambulisme provoqué par l’acte magnétique (1811) et Mémoires pour servir à l’histoire et l’établissement du magnétisme animal (1820), de Joseph-Philippe-François Deleuze, Instruction pratique sur le magnétisme animal (1825) et de Simon Mialle, Exposé par ordre alphabétique des cures opérées en France par le magnétisme animal (1826).
Jean-Gabriel Dentu avait été breveté imprimeur le 1er avril 1811 [brevet renouvelé le 15 octobre 1816] et libraire le 1er octobre 1812 [brevet renouvelé le 15 mars 1817].
Il fut l’éditeur en 1812 de nombreux écrits pour ou contre l’accusation de plagiat portée par un obscur journaliste, Jean-Antoine Brun, dit « Lebrun-Tossa », contre Charles-Guillaume Étienne, élu à l’Académie française à la suite du succès de sa comédie Les Deux Gendres (Paris, Le Normant et Barba, 1810).
En 1815, pendant les Cent-Jours, imprimeur et éditeur de Des lois existantes, et du décret du 9 mai 1815, par Louis-Florian-Paul de Kergorlay, Jean-Gabriel Dentu fut emprisonné sans jugement et ne fut libéré qu’au second retour des Bourbons, en août. Ardent royaliste, presque toutes les brochures légitimistes sortirent alors de ses presses.
En 1819, il fonda Le Drapeau blanc, avec Alphonse Martainville (1770-1830), feuille hebdomadaire, puis quotidienne, monarchique et indépendante, tirée à 2.500 exemplaires, qui compta Félicité Robert de Lamennais et Charles Nodier comme collaborateurs.
Parmi les poursuites dirigées contre les biographies, aucune n’excita plus d’intérêt que celle de la Biographie des députés de la chambre septennale de 1824 à 1830 (1826).
Jean-Gabriel Dentu fut d’abord seul en cause. Sur une lettre adressée par l’un de ses fils au ministère public, Pierre Masséy de Tyrone, ancien procureur du Roi, reçut une assignation. Une nouvelle instruction entraina la mise en prévention de cinq autres prévenus : Morisse et Cyprien Desmarais, hommes de lettres ; Gabriel-André et Anselme-Phocion Dentu, fils associés de leur père ; Bigi, commissionnaire en librairie, chez qui plusieurs exemplaires de l’ouvrage avaient été saisis.
À la première audience du 11 novembre 1826, Dentu père fit défaut. Les six autres prévenus prirent place sur des sièges en face du tribunal, et un débat très vif s’engagea entre les prévenus eux-mêmes sur la part que chacun d’eux pouvait avoir prise à la rédaction ou à la révision de la Biographie des députés. Masséy de Tyrone soutint qu’il n’avait composé qu’un petit nombre d’articles ; il ajouta que ces notices, et particulièrement celles qui concernaient le baron Dudon et d’autres députés, avaient été révisées par un autre à l’instigation des frères Dentu, qu’il présenta comme les véritables éditeurs de l’ouvrage.
Tarbé, avocat du Roi, lut, sans citer le nom d’aucun député, les nombreux passages qui faisaient l’objet de la prévention. Il présenta Masséy de Tyrone comme le principal auteur et Gabriel-André Dentu comme le plus ardent instigateur de la diffamation. Il lut quelques billets adressés par lui à Masséy de Tyrone, sur la rédaction qu’il trouvait trop faible ; dans l’une de ses lettres, il l’engageait à ne pas omettre deux anecdotes scandaleuses contre un certain député en disant : « Tous les coups sont bons sur de mauvaises bêtes. »
Dans ces circonstances, attendu que l’ouvrage inculpé attaquait des fonctionnaires publics à l’occasion de leurs fonctions, délit prévu par l’article 6 de la loi du 17 mai 1819, l’avocat du Roi a conclu à ce que Jean-Gabriel Dentu, Masséy de Tyrone et Gabriel-André Dentu, fussent condamnés chacun à treize mois d’emprisonnement ; Anselme-Phocion Dentu, Morisse et Cyprien Desmarais, chacun à cinq mois d’emprisonnement, et tous solidairement à 4.000 francs d’amende et aux dépens ; et à l’égard du sieur Bigi, s’en est rapporté à la prudence du tribunal.
Cette cause ayant été renvoyée à huitaine, les avocats présentèrent leurs moyens de défense, et le tribunal rendit son jugement le 29 novembre, qui, attendu que la Biographie des députés offrait dans son ensemble des outrages envers un grand nombre de députés, à raison de leurs fonctions et de leurs qualités ; qu’il résultait évidemment des pièces produites des insinuations odieuses que renfermait cet ouvrage, des reproches de servilité et de nullité qui y étaient prodigués, l’intention coupable, de la part des prévenus, de signaler un grand nombre de députés au mépris et à la haine de leurs concitoyens, condamnait Masséy de Tyrone, à six mois d’emprisonnement et à 600 fr. d’amende ; Morisse et Desmarais, chacun à quinze jours de prison et 100 fr. d’amende ; Jean-Gabriel Dentu, à quinze jours d’emprisonnement et 1.000 fr. d’amende ; Gabriel-André Dentu, à six mois d’emprisonnement et 600 fr. d’amende ; Anselme-Phocion Dentu, à 100 fr. d’amende, et tous solidairement aux dépens ; renvoyait Bigi de la plainte.
Seuls Masséy de Tyrone, Jean-Gabriel Dentu et Gabriel-André Dentu firent appel du jugement : le 26 février 1827, la Cour déchargea Dentu père de la condamnation prononcée contre lui, et confirma le jugement à l’égard des deux autres prévenus, en réduisant néanmoins l’emprisonnement à un mois.
Jean-Gabriel Dentu avait voulu se retirer des affaires dès 1826 et céder sa maison à son fils Gabriel-André, mais celui-ci ne fut breveté imprimeur à la résidence de Paris que le 25 août 1829, en remplacement de son père démissionnaire.
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In F. Hoffbauer. Paris à travers les âges. Paris, Firmin Didot et Cie, 1875-1882 |
Ce fut cette année-là que les galeries de bois du Palais-Royal firent place à la galerie d’Orléans, ou galerie vitrée.
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Gabriel-André Dentu (Paris, 9 janvier 1796 – 6 août 1849) succéda donc à son père, 21 rue du Colombier. Conservant le dépôt général de la librairie au Palais-Royal, galerie d’Orléans, l’imprimerie-librairie resta dans le VIe arrondissement, mais déménagea,
d’abord au 1 bis rue d’Erfurth [absorbée en 1866 par le boulevard Saint-Germain] en novembre 1831, puis aux 3 et 5 rue des Beaux-Arts en 1838 et enfin au 17 rue de Buci en 1842, jusqu’à sa vente aux enchères le 6 décembre 1847, au cours de laquelle Plon, Chaix et Lorilleux se partagèrent les presses et les plombs.
Gabriel-André Dentu exagéra les convictions légitimistes de son père, ce qui lui valut 27 procès de presse.
Il fut condamné à de fortes amendes et même deux fois à l’emprisonnement à la prison Sainte-Pélagie [détruite en 1899], rue du Puits-de-l’Ermite [Ve], pour attaque de la dignité royale.
Le 6 décembre 1830, Charles de Nugent, ancien auditeur au Conseil d’État, comparut devant la cour royale et le jury, comme auteur d’une brochure intitulée Réclamation d’un Français (1830), où étaient discutés les droits du gouvernement et les événements qui l’avaient établi, et où ceux de Henri V étaient franchement défendus. La cour le condamna à trois mois de prison et 300 francs d’amende, comme coupable d’attaque à l’autorité constitutionnelle du Roi et d’excitation à la haine et au mépris de son gouvernement ; l’imprimeur, Gabriel-André Dentu, fut acquitté.
Dans Le Revenant du 15 mai 1832 [p. 4], journal quotidien imprimé par Dentu, on pouvait lire :
« Nous nous proposons de distribuer sous peu de jours à nos abonnés le portrait du courageux Bérard, père des Cancans. On n’a pas oublié qu’il a été condamné, le 10 de ce mois, à dix-huit mois de prison et 3.500 francs d’amende. […]
Hier, M. Denis, commissaire de police, accompagné de plusieurs agens [sic], s’est présenté chez Mme Bérard et Dentu pour opérer la saisie des Cancans décisifs. Quoique cet écrit, imprimé au nombre de vingt-deux mille, ne fût en vente que depuis quelques heures, son débit avait été si rapide, que M. le commissaire a eu la douleur de n’en pouvoir saisir un seul. »
Le 5 février 1833, la Cour d’assises de la Seine ordonna la destruction des Cancans indignés et des Cancans véridiques, écrits séditieux, convaincus d’offense envers la personne du Roi, d’attaque contre ses droits constitutionnels et d’excitation à la haine et au mépris du gouvernement, condamna l’auteur, Pierre-Clément Bérard, ancien officier de la garde royale, à deux ans de prison et à 1.000 francs d’amende, et Gabriel-André Dentu, pour avoir imprimé les Cancans décisifs, les Cancans flétrissants et les Cancans inflexibles, à six mois de prison et à 500 francs d’amende.
Pour deux de ses brochures, Atrocité, sottise et fourberie, sous le scalpel de raison et vérité, ou Autopsie du monstre Pankataphagos [dévorant tout] et de toute sa famille, par L. C. H. D. B. (1832), plaidoyer en faveur de la monarchie légitime héréditaire, et Henri, duc de Bordeaux, ou Choix d’anecdotes sur la vie de ce prince (1832), Dentu fut condamné le 6 mai 1833 à trois mois de prison et 500 francs d’amende.
Gabriel-André Dentu était très excité à la lutte par sa femme, Adélaïde-Mélanie-Simplicie Caumartin (1806-1874), qu’il avait épousée à Paris le 13 juin 1826. Elle écrivit la musique d’un grand nombre de romances et de chants qui restèrent populaires, notamment « La Piémontaise », qui sera un énorme succès en 1859, au moment de la guerre d’Italie.
Malgré les coups répétés, payant de sa bourse et de sa personne, Gabriel-André Dentu réussit à réaliser d’autres publications, dont la Collection des meilleures dissertations, notices et traités particuliers relatifs à l’histoire de France (1838), par Constant Leber, une Histoire comparée des littératures espagnole et française (1843), par Adolphe de Puibusque,
une Histoire des Mores mudejares et des Morisques (1846), par le comte Albert de Circourt, etc. Malade, il mourut prématurément en 1849, dans sa 54e année.
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Son plus jeune fils, Édouard-Henri-Justin Dentu (Paris, 21 octobre 1830 – 13 avril 1884), lui succéda, mais seulement comme éditeur, l’imprimerie ayant été vendue en 1847. La maison de librairie continua d’avoir son siège au Palais-Royal, galerie vitrée, et d’éditer le même genre d’ouvrages.
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La Librairie du Palais-Royal en 1869 |
« Sa boutique, car on ne saurait donner d’autre nom au local dans lequel il exerçait sa profession, était grande comme un mouchoir de poche. Au rez-de-chaussée, où l’on ne pouvait s’asseoir que sur des piles de livres, se tenait son commis principal Sauvaitre, que nous avons tous connu comme le factotum de Dentu et plus tard, après la mort de celui-ci, libraire à son compte boulevard Haussmann. Sauvaitre était probablement le plus petit homme de Paris, comme son patron en était le plus gros. Pour arriver à ce dernier, il fallait passer sur le corps du premier. Le patron perchait au-dessus de la boutique, dans un entresol exigu, dont le commis était le cerbère. On y accédait par un escalier tournant, véritable échelle en fer par laquelle Dentu, affligé d’une obésité maladive, avait peine à passer.
La pièce qui lui servait de cabinet ne recevait, durant le jour, d’autre lumière que celle de la célèbre galerie vitrée dite Galerie d’Orléans où, sous le Directoire, on avait vu se presser, le soir venu, toutes les prostituées de Paris et les chercheurs d’aventures nocturnes. La croisée en rotonde qui éclairait le cabinet de l’éditeur avait exactement la hauteur de la pièce dont le vitrage formait le mur, de telle sorte que, lorsque Dentu était assis devant son bureau, les promeneurs qui circulaient dans la galerie pouvaient le voir des pieds à la tête. C’est dans ce réduit aussi encombré que le rez-de-chaussée et où une seule chaise était placée à côté de son fauteuil, qu’il a reçu pendant de longues années les écrivains arrivés et les débutants, et qu’il a traité les affaires les plus importantes. […]
J’y rencontrais presque toujours des littérateurs : Edouard Fournier, le commentateur des curiosités du vieux Paris, Henri d’Audigier, le chroniqueur de la Patrie, Henri Delaage, l’apôtre convaincu du spiritisme, Xavier Aubryet, le plus nerveux de mes confrères. Mais la boutique, qui se remplissait promptement et se vidait non moins vite, obligeait les habitués, vu son exiguïté, à se disperser plus tôt qu’ils n’auraient voulu et les conversations se continuaient dans la Galerie d’Orléans. » (Ernest Daudet. « Souvenirs de mon temps. » In Le Correspondant, 10 novembre 1920, p. 454-455)
Si Édouard Dentu était d’humeur moins belliqueuse que ses aînés, la politique joua encore un rôle dans son existence : toutes les questions religieuses et politiques qui se rattachèrent à la question italienne firent éclore 5.800 brochures, dont quelques-unes furent tirées à 500.000 exemplaires et firent le début de sa fortune. Celles d’Arthur de La Guéronnière justifiaient les orientations prises par l’empereur :
L’Empereur Napoléon III et l’Italie (1859), Le Pape et le Congrès (1859) et La France, Rome et l’Italie (1861). Quand cette dernière brochure fut reproduite in extenso par le journal Le Siècle, Dentu éleva des réclamations et, après des explications échangées avec le journal, renonça à toute action.
À la fin du mois de juin 1863, Ernest Renan, membre de l’Institut, publia à la Librairie Michel Lévy frères un volume intitulé Vie de Jésus. En 1863 et 1864, Dentu multiplia les pamphlets hostiles à l’auteur de ce livre qui attaquait dans ses fondements les dogmes et les croyances de la religion chrétienne et qui souleva contre lui une avalanche de critiques venant des catholiques, des protestants et même des juifs.
Parmi les nombreuses publications faites par Édouard Dentu, on remarque : La Révolution c’est l’Orléanisme (1852), par Henri de Lourdoueix, Des tables tournantes (1854), par le comte Agénor de Gasparin, L’Esprit dans l’histoire (1857) et Énigmes des rues de Paris (1860), par Édouard Fournier, Récits d’un chasseur (1859), par Ivan Tourguéniev, Le Drame de la jeunesse (1861), par Paul Féval, Comment aiment les hommes (1862), par Olympe Audouard, Les Galants de la couronne (1862), par Paul Mahalin, Le Duc des moines (1864), par Paul Avenel, Les Hommes d’épée (1865), par Ernest Billaudel, Mémoires d’un gendarme (1867), par Pierre-Alexis Ponson du Terrail, Misères d’un prix de Rome (1868), par Albéric Second, Les Mystères du blason (1868) et Le Crime de 1804 (1873), par Henri Gourdon de Genouilhac, Les Grandes Dames (1868), par Arsène Houssaye, Le Crime d’Orcival (1869), par Émile Gaboriau,
Histoire de l’imagerie populaire (1869), par Champfleury, Les Cours et les Chancelleries (1876), par Louis Léouzon Le Duc, Léa (1876), par Alfred Assollant, Chez nous et chez nos voisins (1878), par Xavier Aubryet, La Dame voilée (1878), par Émile Richebourg, Fanfan Latulipe (1879), par Charles Deslys, Les Frères de la côte (1880), par Emmanuel Gonzalès, Les Trappeurs de l’Arkansas (1882), par Gustave Aimard, Mémoires d’un fusil (1883), par Charles Diguet, La Femme du fou (1884), par Élie Berthet, etc.
Dentu a édité aussi beaucoup de livres de sciences occultes : du fondateur du spiritisme Allan Kardec, des médiums Victor Hennequin et Daniel Dunglas Home, de son ami Henri Delaage, du spirite Eugène Nus, etc.
Après la chute du Second Empire, c’est surtout le roman qui fut exploité chez Dentu, qui en publiait jusqu’à quinze ou vingt par mois.
En 1856, le journal L’Univers porta plainte en diffamation contre Dentu, éditeur, et l’auteur d’un ouvrage anonyme, revendiqué par l’abbé Joseph Cognat, curé de Notre-Dame-des-Champs, qui portait pour titre L’Univers jugé par lui-même ou Études et documents sur le journal L’Univers de 1845 à 1855 (1856) ; ce procès, qui fit beaucoup de bruit, se termina par une transaction.
En 1866, la Commission impériale de l’Exposition universelle de 1867 concéda à Dentu le droit
exclusif d’imprimer et de vendre le Catalogue officiel de l’Exposition universelle de 1867, dont la première édition fut tirée à 2.200 exemplaires. Pour faire valoir la propriété exclusive de ce catalogue, Dentu eut à soutenir des procès, qu’il gagna, contre plusieurs de ses confrères, dont les frères Lebigre-Duquesne qui désiraient publier un Guide-Livret international.
La même année 1866, Dentu fut encore impliqué dans le différend opposant Lorédan Larchey, auteur de Les Excentricités du langage (1862), et Alfred Delvau, auteur du Dictionnaire de la langue verte (1866), accusé de plagiat ; les débats se terminèrent par une transaction à l’amiable.
« En 1876, M. Dentu, ayant agrandi son magasin, s’est installé au rez-de-chaussée, dans une pièce donnant sur la cour du Palais-Royal. Comparé au fameux réduit de l’entresol, ce cabinet est d’un luxe inouï. Il y a un vrai bureau à cylindre, dont on peut faire le tour sans trébucher dans les livres. On peut s’asseoir sans difficulté pour causer d’affaires.
Ce nouveau cabinet est précédé d’une pièce où se tient un secrétaire dont l’occupation principale est de découper dans les journaux et de coller sur du papier blanc, les articles publiés sur les volumes de la maison. Cette pièce sert aussi de salon d’attente. » (Auguste Lepage. Les Boutiques d’esprit. Paris, Th. Olmer, 1879, p. 273)
Libraire de la Société des Gens de lettres depuis 1860, Édouard Dentu prit en 1880 la présidence du « Dîner Taylor », fondé en 1866, qui devint le « Dîner Dentu ».
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Cinquième invitation (1883) |
Les menus de ce dîner, qui avait lieu chaque mois au Restaurant Notta, boulevard Poissonnière [IXe], étaient gravés par Henri Guérard (1846-1897) et sont aujourd’hui recherchés. En même temps que le goût des lettres, Dentu possédait le goût des arts, et sa maison de la rue de Boulainvilliers [XVIe], achetée seulement en 1879 pour 180.000 francs, était ouverte aux artistes : il avait épousé, le 5 juillet 1862, Louise-Léonie Faure (1842-1914), de douze ans sa cadette, fille de l’illustre peintre Alexandre Decamps (1803-1860) et adoptée par le second mari de sa mère.
Pendant ce temps, le centre de Paris s’était déplacé, le boulevard avait détrôné le Palais-Royal, et la parlotte de la galerie d’Orléans, condamnée par sa situation même à ne pas s’agrandir, tenait ses assises à la « Librairie nouvelle », boulevard des Italiens [IIe].
Après
la mort d’Édouard Dentu, sa veuve lui succéda. Dans la situation désastreuse
créée par les abus de pouvoir de Louis Sauvaitre, ancien collaborateur de son
mari nommé administrateur provisoire de la librairie, et l’incurie des
liquidateurs, elle renvoya Sauvaitre et confia, en 1887, le fonds de la
« Librairie de la Société des Gens de Lettres », 3 place de Valois [Ier],
à Lucien Curel (1850-1934), peintre à ses heures, et Henri Gougis (1854-1939), avec
lesquels elle s’associa sous la raison sociale « Curel, Gougis & Cie »,
et, en 1888, la direction et la gérance de la « Succursale de la maison
Dentu », 36 bis avenue de l’Opéra [IIe], à Henri Floury
(1862-1961). La faillite, dont l’origine remontait au déficit laissé par Dentu
à son décès [dû à ses dépenses personnelles engagées de 1879 à la fin de 1883 :
achat de divers immeubles de plaisance et établissement de sa fille] ne
put être évitée en 1895 : Henri Floury s’installa au 1, boulevard des
Capucines, à l’angle de la rue Louis le Grand [IIe], le 1er
avril 1895, et Joseph-Arthème Fayard (1866-1936) racheta
une partie des fonds de « Curel, Gougis & Cie »,
donnant naissance à une nouvelle librairie, « Curel & Fayard
Frères », le 1er avril 1896. Les
magasins de vente et les bureaux de la Librairie Dentu furent transférés au 78
boulevard Saint-Michel le 1er août 1896.