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Le livre érotique traite de
l’amour charnel, le livre pornographique traite de la luxure ou de la débauche.
Le livre érotique suggère plus qu’il ne décrit : c’est ainsi qu’il se
distingue, parfois mal, du livre pornographique.
« Il arrive qu’en nommant les choses, on les frappe en plein cœur d’un coup irrémédiable. C’est ce qui fait, par exemple, la pauvreté des romans pornographiques ; le contenu de ces livres se détruit lui-même. »
(Julien Green, Journal, 4 avril 1933, t. IV, p. 235)
La naissance du roman érotique en France date de la publication, sous
l’anonymat, de L’Escole des filles, ou la Philosophie des dames
(Leyden [Paris], s. n. [Louis Piot], 1655, in-12, frontispice gravé par
François Chauveau, 300 ex.), où deux cousines discutent de thèmes
sexuels : âge du mariage, organes génitaux, rapports sexuels, positions
sexuelles, flagellation, taille des pénis, méthodes de contraception. Une
perquisition a lieu le 12 juin 1655 chez l’auteur, Michel Millot, responsable
du paiement de la solde des gardes suisses, qui est en fuite : 263
exemplaires auraient été brûlés avec l’effigie de l’auteur le 9 août suivant.
Quelques exemplaires non saisis ont permis d’en faire des réimpressions en
Hollande, entre 1665 et 1668. On ne connaît plus aujourd’hui d’exemplaire de
l’édition originale.
Les livres érotiques, ces livres « incommodes, en ce qu’on ne peut les lire que d’une main » (Œuvres complètes de J. J. Rousseau. Paris, Verdière, A. Sautelet et C°, A. Dupont et Roret, 1826, « Les Confessions », p. 1046), appartiennent à la famille des « Erotica » ou des « Curiosa ». Ils faisaient partie des livres interdits, nommés « livres philosophiques » dans le jargon des libraires du XVIIIe siècle : à travers la débauche qu’ils décrivent, ils ridiculisent les aristocrates et les prélats, propagent les idées des Lumières et dénoncent la domination masculine.
La littérature érotique utilise souvent :
- les mêmes procédés (le
voyeurisme),
- les mêmes stratégies narratives
(autobiographie des courtisanes, dialogues entre vétérans du sexe et débutants
innocents, pseudo-manuels, visites guidées des couvents et des abbayes [le mot
« abbaye » désigne en argot une maison close]),
- les mêmes noms de personnages
(Agnès, Suzon),
- les mêmes fausses
adresses : exotiques (« A Constantinople ») ;
irrévérencieuses (« A Rome, de l’imprimerie du Saint-Père ») ;
imaginaires (« A Cythère, au Temple de la Volupté », « A
Tribaldis, de l’imprimerie de Priape ») ; vulgaires (« A
Gratte-mon-con, chez Henri Branle-Motte, rue de J’enconne au coin de celle des
Déchargeurs, Au Vit couronné », « A Lèchecon, et se trouve dans les
coulisses de tous les théâtres »).
Des auteurs complètement oubliés aujourd’hui exercèrent alors une influence considérable, probablement plus que les grands écrivains, chez lesquels existe une veine érotique ou pornographique (Les Lettres persanes, par Montesquieu ; La Pucelle, par Voltaire ; Les Bijoux indiscrets, par Diderot ; L’Éducation de Laure et Errotika [sic] Biblion, par Mirabeau).
Au XVIIIe siècle, c’est au Palais-Royal, haut lieu de
la prostitution et du jeu, qu’on peut, à Paris, le plus facilement se procurer
littérature et images érotiques.
Les livres les plus célèbres ont été l’objet de nombreuses publications, mais toujours avec des tirages faibles (moins de 1.500 exemplaires), le plus souvent dans des petits formats (in-12, in-16 ou in-18), souvent non illustrés au début ; dans les petits formats, ils sont souvent attribués fautivement au libraire parisien Hubert-Martin Cazin (1724-1795). Leurs premières publications, dans l’ordre chronologique :
Photographies BnF |
Histoire de Dom B… portier des Chartreux, Ecrite par lui-même.
Rome [Amboise], Philotanus
[Jérôme Légier], s. d. [1741], in-8, 18 fig.
Gravures anonymes, attribuées à Meyerhelm, officier suédois.
Histoire de la vie sexuelle d’un moine, Dom Bougre, qui désignerait le célèbre abbé Guyot-Desfontaines (1685-1745), connu pour ses querelles avec Voltaire, qui fut accusé de sodomie et séjourna en prison en 1724.
Attribué à Jean-Charles Gervaise
de Latouche (1715-1782), avocat au Parlement de Paris : un de ses amis lui
aurait fait supprimer beaucoup de détails excessivement orduriers.
Les Lauriers ecclésiastiques, ou Campagnes de l’abbé de T*** [Terray].
Luxuropolis [Paris], Imprimerie
ordinaire du Clergé, 1748, in-12.
Pamphlet dirigé contre l’abbé Terray (1715-1778), favori de Madame de Pompadour et contrôleur général des finances, connu pour ses fredaines de jeunesse.
Attribué au chevalier Jacques
Rochette de La Morlière (1719-1785), ancien mousquetaire et intrigant sans
scrupule.
Thérèse philosophe, ou Mémoires Pour servir à l’Histoire du P.
Dirrag, & de Mademoiselle Éradice.
La Haye, s. n., s. d. [1748], 2
parties en un vol. in-8, 16 fig.
Gravures attribuées au comte de Caylus (1692-1765).
Un des ouvrages les plus réédités
au XVIIIe siècle : on
recense près d’une trentaine d’éditions de 1748 à la Révolution française.
Roman inspiré d’un fait divers
scandaleux : en 1730, un jésuite séduisit une jeune carmélite âgée de 17
ans qui l’avait pris pour guide spirituel. Le P. Dirrag expose la dichotomie
entre l’esprit et la matière en ordonnant à son élève, Éradice, de détacher son
âme de son corps au moyen d’exercices spirituels tels que soulever ses jupes
pendant qu’il lui flagelle les fesses et qu’elle se concentre sur le
Saint-Esprit. Après avoir été bien fouettée, Éradice est prête pour l’exercice
ultime : le rapport sexuel. Le jésuite lui explique que, grâce à une relique
– un fragment durci de la cordelière de saint François –, elle subira
une forme pure de pénétration spirituelle. Alors qu’elle prie, presque à plat
ventre, il la chevauche par-derrière. La scène est décrite par Thérèse, héroïne
et narratrice du roman, qui en est témoin depuis une cachette.
Attribué au marquis Jean-Baptiste
de Boyer d’Argens (1703-1771), officier attiré par les actrices de théâtre, qui
eut une vie sentimentale fort licencieuse.
Photographie Librairie du Château, Capens
Les Sonnettes, ou Mémoires de Monsieur
le marquis D*** [d’Argens].
Utrecht [Paris], s. n., 1749, 2
parties en un vol. in-12.
Raconte l’éducation sentimentale et érotique d’un jeune marquis qui va s’encanailler au château d’un vieux duc libertin, personnage inspiré par le duc de Richelieu, arrière-petit-neveu du cardinal, qui avait épuisé ses facultés de bonne heure, et qui, pour les ranimer dans les bras de ses nouvelles maîtresses, avait imaginé, où il attirait la plus fringante jeunesse des deux sexes, de pourvoir tous les lits de ressorts et de fils qui faisaient mouvoir des sonnettes placées tout autour de son appartement, chacune avec son étiquette portant le nom des dames qui occupaient les chambres.
Attribué à Jean-Baptiste Guiard
de Servigné (1723-1780), avocat au Parlement de Rennes, qui passait « huit
jours dans le vin et huit jours au Palais » et qui fut mis à la Bastille.
Photographies BnF |
Margot la ravaudeuse, Par MR. de M**.
Hambourg, s. n., 1800 [i. e. 1750],
in-8, front.
Frontispice gravé par Christian-Friedrich Fritzsch (1719-1774).
Raconte l’ascension d’une jeune
femme qui, partie de rien, va réussir en vendant son corps au plus offrant.
Elle extorque 24.000 livres, forte somme, en deux semaines, à un homme
d’Église, puis le renvoie à ses paroissiens avec une maladie vénérienne en
cadeau : juste récompense, selon elle, pour celui qui avait d’abord
soutiré leur argent aux pauvres gens.
Attribué à Louis-Charles
Fougeret de Monbron (1706-1760), grand voyageur, auteur de plusieurs
ouvrages libertins.
Félicia, ou Mes fredaines.
Londres [Belgique], s. n., 1775,
4 vol. in-18.
Félicia, jeune femme portée sur les plaisirs, raconte sa vie aventureuse et amoureuse.
Le plus connu et le plus réédité
des romans de André-Robert Andréa de Nerciat (1739-1800), officier, espion et
bibliothécaire, le plus grand romancier érotique de toute l’Europe, connu pour
son roman posthume Le Diable au corps
(1803).
Photographie Elysium Books, Norwich, Etats-Unis
La Foutro-manie. Poëme lubrique.
Sadarnapalis, aux dépens des Amateurs, 1775, in-8.
Poème lubrique faisant l’apologie de l’énergie virile :
« Fourbir les cons, des vits est le destin.
Le seul emploi, légitime et certain. »
Sa géographie érotique donne la préférence aux saines Teutones contre
les « cons latins », infectés trop souvent de la vérole. Celle-ci
tient une grande place dans le poème : l’auteur dénonce « toute
crainte frivole » des maux vénériens, mais avoue qu’« on est bien sot
quand on souffre du vit ».
Attribué à Gabriel Sénac de Meilhan
(1736-1803), fils d’un premier médecin de Louis XV, qui entra dans
l’administration royale. Disgracié par Necker, il parcourut l’Europe, obtint
une pension de Catherine II de Russie, écrivit son chef-d’œuvre, L'Émigré (1797),
se fixa à Vienne.
Parapilla, poëme en cinq chants, Traduit de l’Italien.
Florence [Lyon], Chez Cupidon,
1776, in-8.
Poème licencieux, prétendument traduit de l’italien, qui célèbre les bonnes aventures d’un sexe masculin ailé.
Attribué au poète Charles Borde
[sans « s »] (1711-1781).
Mémoires de Suzon, sœur de D.. B…. portier des Chartreux,
Écrits par elle-même.
Londres [Paris], 1778, in-12.
Rosalie, son amie de débauche, livre les mémoires posthumes de Suzon, qui vient de mourir, après une courte vie, ravagée par la vérole.
Auteur non identifié.
Le Meursius françois, ou Entretiens galans d’Aloysia.
Cythère [Paris], s. n., 1782, 2
vol. in-12, front., 12 fig.
Gravures attribuées à François-Rolland Elluin (1745-1822) d’après Antoine Borel (1743-1810).
Attribué à l’avocat Nicolas
Chorier (1612-1692), auteur de la première Histoire générale de Dauphiné
(2 vol. in-fol., 1661-1672).
Le Rideau levé, ou l’Education de Laure.
Cythère [Alençon], s. n.
[Jean-Zacharie Malassis], 1786, 2 vol. in-12, 12 fig.
Gravures par Jean Godard (1735-1802).
Une très jeune fille est éduquée
par son propre père.
Attribué à tort à Honoré Gabriel Riqueti, comte de Mirabeau, dit
« Mirabeau » (1749-1791), homme politique : selon Louis Dubois
(1773-1855), bibliothécaire à Alençon, l’auteur serait le marquis de Sentilly,
gentilhomme bas-normand.
Photographies BnF |
L’Aretin françois, par un membre de
l’Académie des dames.
Londres [Paris], s. n., 1787, 2
parties en un vol. in-12, front., 18 fig.
Gravures attribuées à François-Rolland Elluin (1745-1822) d’après Antoine Borel (1743-1810).
La première partie a pour titre L’Aretin
françois, par un membre de l’Académie
des dames (front. et 17 fig.), la seconde partie a pour titre Les Épices
de Vénus ou Pièces diverses du même académicien (1 fig.).
Attribué à François-Félix Nogaret
(1740-1831), employé au ministère de la maison du Roi et bibliothécaire de la
comtesse d’Artois.
Photographie BnF |
Le Doctorat in-promptu.
S. l., s. n., 1788, in-12, 2 fig.
Par André-Robert Andréa de
Nerciat (1739-1800), officier, espion et bibliothécaire, le plus grand
romancier érotique de toute l’Europe, connu pour son roman posthume Le Diable au corps (1803).
Justine, ou les Malheurs de la vertu.
Hollande [Paris], Chez les
Libraires Associés [veuve Girouard], 1791, 2 vol. in-8, front.
Frontispice gravé par Antoine Carrée († 1816), d’après Philippe Chéry (1759-1838).
Récit d’atrocités et de folies
sanguinaires beaucoup plus qu’érotiques : Justine, renvoyée à douze ans du
couvent parce qu’elle est soudain devenue orpheline et pauvre, mène, à Paris,
une vie de misère et de combats pour sa vertu.
Par le marquis Donatien-Alphonse-François de Sade (1740-1814), qui
passera 30 ans de sa vie en prison pour ses débauches outrées.
Chronologiquement le premier des 8 romans vicieux du « divin
marquis », parus de son vivant, avant Aline
et Valcour, ou le Roman philosophique (1793), La Philosophie dans le boudoir (1795), La Nouvelle Justine (1797), Oxtiern,
ou les Malheurs du libertinage (an VIII), Les Crimes de l’amour (an VIII), L’Auteur des Crimes de l’amour à Villeterque (an IX) et La Marquise de Gange (1813).
La Philosophie dans le boudoir, Ouvrage posthume de
l’Auteur de Justine.
Londres, Aux dépens de la
Compagnie, 1795, 2 vol. in-16, 4 fig.
Gravures attribuées à Claude Bornet (1733-1804).
Dialogues retraçant l’éducation
érotique et sexuelle d’une jeune fille de 15 ans.
Par le marquis Donatien-Alphonse-François de Sade
(1740-1814), qui passera 30 ans de sa vie en prison pour ses débauches outrées.
L’Anti-Justine, ou les Délices de l’amour. Par M. Linguet, av.
au et en Parlem.
Au Palais-roial, chez feue la Veuve
Girouard, très-connue, 1798, 2 parties en un vol. in-18, 60 fig.
L’un des chefs-d’œuvre de la littérature érotique française, dont on ne connaît que 5 exemplaires. Dernier roman, inachevé, de Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne (1734-1806), imprimé « à la maison », rue de la Bûcherie, à 5 ou 6 exemplaires. Il y raconte les aventures érotiques imaginaires de l’auteur et de sa fille.
Le titre et le choix de la fausse
adresse sont une riposte de Rétif de la Bretonne au mépris que le marquis de
Sade avait à son endroit :
« Personne n’a été plus indigné que moi des sales ouvrages de l’infâme de Sade […]. Ce scélérat ne présente les délices de l’amour, pour les hommes, qu’accompagnées de tourments, de la mort même, pour les femmes. Mon but est de faire un livre plus savoureux que les siens, et que les épouses pourront faire lire à leurs maris, pour en être mieux servies. »
Il se venge aussi du publiciste Linguet qui avait critiqué ses livres, en plaçant sous son nom le plus pornographique de ses ouvrages.
La Nouvelle Justine, ou les Malheurs de la vertu,
suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur.
Hollande [Paris], s. n., 1797 [i.
e. 1799 et 1801], 10 vol. in-12, front., 100 fig.
Gravures attribuées à Claude Bornet (1733-1804).
Imprimée à Paris, en 1799 pour La Nouvelle Justine (4 tomes) et en 1801
pour Juliette (6 tomes), sans nom
d’auteur et d’éditeur, avec la date trompeuse de 1797 et la fausse adresse en
Hollande. Ce fut la plus importante entreprise de librairie pornographique
clandestine jamais réalisée, qui vaudra au marquis Donatien-Alphonse-François de Sade (1740-1814) un enfermement à
vie à l’asile des fous de Charenton.
L’exemplaire de la bibliothèque « R. et B. L. » (Paris,
Drouot, 8 novembre 2011, n° 55), dans une reliure du début du XXe siècle, en maroquin bleu, plats
ornés d’un décor ovale central, composé de sexes entourant un faune en
érection, estimé 150.000-180.000 €, n’a pas trouvé preneur.
Ces livres érotiques sont rangés dans « l’Enfer » des
bibliothèques : « l’Enfer » est l’endroit fermé d’une
bibliothèque où on tient les livres dont on pense que la lecture est
dangereuse.
À Paris, dès le milieu du XVIIIe siècle, le Catalogue des
livres imprimés de la Bibliothèque du Roy avait créé une rubrique pour les romans licencieux, qui étaient
conservés dans un cabinet à part.
À la fin des années 1830, la
Bibliothèque décida de donner une cote spéciale à ces ouvrages que l’on disait
contraires aux bonnes mœurs.
En 1844, le terme
« Enfer » fut ajouté à la cote initiale, dans le Carnet des
inventaires des fonds anciens.
En 1876 commença l’inscription au
catalogue d’environ 620 titres, provenant pour plus de la moitié de saisies
judiciaires.
En 1913 parut le catalogue
imprimé de Guillaume Apollinaire, Fernand Fleuret et Louis Perceau, intitulé L’Enfer de la Bibliothèque nationale.
De 1913 à 1969, « l’Enfer »
s’enrichit de 850 numéros provenant de dons, d’acquisitions, mais aussi du
dépôt légal, celui-ci se substituant en quelque sorte aux saisies devenues
quasi inexistantes.
En 1969, une note, qui
s’expliquait par l’évolution des mœurs, spécifiait la fermeture de « l’Enfer ».
En 1983 « l’Enfer »
était rouvert à la demande des chercheurs et des bibliothécaires, non pour des
raisons morales, mais dans l’intérêt de constituer un fonds cohérent recensant
les livres érotiques.
Aujourd’hui encore, même si la
cote « Enfer » est devenue une cote comme les autres, dont la
communication n’est soumise à aucune restriction, « l’Enfer » reste
un objet de fantasme, car il représente un lieu imaginaire, une sorte de
cabinet secret entièrement dédié à l’érotisme. Or les ouvrages cotés
« Enfer » occupent banalement aujourd’hui un petit espace dans un
magasin de la Réserve des livres rares.