mercredi 6 novembre 2024

Un érotomane trautzolâtre : Frédérick Hankey (1821-1882)

   La reproduction des articles est autorisée à condition d'en citer l'origine 

Portrait présumé de Frederick Hankey, par Albert Robida
Octave Uzanne. Contes pour les bibliophiles. Paris, May et Motteroz, 1895, p. 172

Le lundi 7 avril 1862, Edmond de Goncourt (1822-1896) fut introduit chez un Anglais excentrique par le critique littéraire Paul de Saint-Victor (1827-1881) : 

« Aujourd’hui j’ai visité un fou, un monstre, un de ces hommes qui confinent à l’abîme. Par lui, comme par un voile déchiré, j’ai entrevu un fonds abominable, un côté effrayant d’une aristocratie d’argent blasée, de l’aristocratie anglaise apportant la férocité dans l’amour, et dont le libertinage ne jouit que par la souffrance de la femme.

Au bal de l’Opéra, il avait été présenté à Saint-Victor un jeune Anglais, qui lui avait dit simplement, en manière d’entrée de conversation « qu’on ne trouvait guère à s’amuser à Paris, que Londres était infiniment supérieur, qu’à Londres il y avait une maison très bien, la maison de mistress Jenkins, où étaient des jeunes filles d’environ treize ans, auxquelles d’abord on faisait la classe, puis qu’on fouettait, les petites, oh ! pas très fort, mais les grandes tout à fait fort. On pouvait aussi leur enfoncer des épingles, des épingles non pas très longues, longues seulement comme ça, et il nous montrait le bout de son doigt. « Oui, on voyait le sang ! ... » Le jeune Anglais ajoutait placidement et posément : « Moi j’ai les goûts cruels, mais je m’arrête aux hommes et aux animaux... Dans le temps, j’ai loué, avec un ami, une fenêtre, pour une grosse somme, afin de voir une assassine qui devait être pendue, et nous avions avec nous des femmes pour leur faire des choses - il a l’expression toujours extrêmement décente - au moment où elle serait pendue. Même nous avions fait demander au bourreau de lui relever un peu sa jupe, à l’assassine ! en la pendant... Mais c’est désagréable, la Reine, au dernier moment, a fait grâce. »

Donc aujourd’hui Saint-Victor m’introduit chez ce terrible original. C’est un jeune homme d’une trentaine d’années, chauve, les tempes renflées comme une orange, les yeux d'u’ bleu clair et aigu, la peau extrêmement fine et laissant voir le réseau sous-cutané des veines, la tête – c’est bizarre - la tête d’un de ces jeunes prêtres émaciés et extatiques, entourant les évêques dans les vieux tableaux. Un élégant jeune homme ayant un peu de raideur dans les bras, et les mouvements de corps, à la fois mécaniques et fiévreux d’une personne attaquée d’un commencement de maladie de la moelle épinière, et avec cela d’excellentes façons, une politesse exquise une douceur de manières toute particulière.

De l'utilité de la flagellation dans les plaisirs du mariage et de la médecine.
Paris, s. n. [Girouard], 1792, front.

Il a ouvert un grand meuble à hauteur d’appui, où se trouve une curieuse collection de livres érotiques, admirablement reliés, et tout en me tendant un MEIBOMIUS, Utilité de la flagellation dans les plaisirs de l’amour et du mariage, relié par un des premiers relieurs de Paris avec des fers intérieurs représentant des phallus, des têtes de mort, des instruments de torture, dont il a donné les dessins, il nous dit : « Ah ! ces fers... non, d’abord il ne voulait pas les exécuter, le relieur... Alors je lui ai prêté de mes livres... Maintenant il rend sa femme très malheureuse... il court les petites filles... mais j’ai eu mes fers. » Et nous montrant un livre tout préparé pour la reliure : « Oui, pour ce volume j’attends une peau, une peau de jeune fille... qu’un de mes amis m’a eue… On la tanne... c’est six mois pour la tanner... Si vous voulez la voir, ma peau ?... Mais c’est sans intérêt... il aurait fallu qu’elle fût enlevée sur une jeune fille vivante... Heureusement, j’ai mon ami le docteur Bartsh... vous savez, celui qui voyage dans l’intérieur de l’Afrique... eh bien, dans les massacres... il m’a promis de me faire prendre une peau comme ça... sur une négresse vivante.

Et tout en contemplant, d’un regard de maniaque, les ongles de ses mains tendues devant lui, il parle, il parle continuement [sic], et sa voix un peu chantante et s’arrêtant et repartant aussitôt qu’elle s’arrête, vous entre, comme une vrille, dans les oreilles ses cannibalesques paroles. »

(Journal des Goncourt. Paris, G. Charpentier et Cie, 1887, t. II, p. 26-29)



Cet Anglais non nommé était Frederick Hankey, deuxième du nom.

Frederick Hankey père

Caterina Varlamo

Descendant d’une lignée de banquiers originaires du Cheshire, comté situé au nord-ouest de l’Angleterre, Frederick Hankey [II] était le fils de Frederick Hankey (1774-1855), premier du nom et premier militaire de sa famille, et de sa seconde épouse Caterina Varlamo († 1833), divorcée qu’il avait épousée le 8 novembre 1818 à Corfou, capitale du protectorat britannique de la république des îles Ioniennes, alors qu’il était secrétaire du gouvernement à Malte.

Frederick Hankey fils et sa soeur, Thomasina-Ionia (1828)


Frederick Hankey [II] était né le 14 juillet 1821 à Corfou et y avait été baptisé le 1er décembre suivant.

Il fut commis au Département des statistiques du gouvernement de 1838 à 1841, demeurant alors à Londres, chez son père, au 14 Lower Berkeley Street [Fitzhardinge Street], 

Sixth Dragoon-Guards or Carabineers, par William Heath (1838)

puis servit dans le 6e régiment des Dragoons Guards ou Carabiniers, cavalerie, de 1841 à 1846, et dans les Scots Fusilier Guards, avant de quitter l’armée en décembre 1846, avec le grade de lieutenant.

Grand et mince, blond aux yeux bleus, riche et bénéficiant de la protection de personnages puissants, Frederick Hankey s’installa en 1848 à Paris IX, dans un quartier qu’il appelait « le clitoris de Paris » : il loua des appartements appartenant à Richard Seymour-Conway (1800-1870), 4e marquis d’Hertford, dit « Lord Hertford », collectionneur d’art, vivant à Paris depuis 1829 au 2 rue Laffitte.

Il fut d’abord locataire d’un appartement au 3 rue Laffitte, à côté du restaurant de la Maison Dorée. 

Rue Laffitte, Paris IX. Photographie Louis-Emile Durandelle (1879)
La Maison Dorée à gauche, l'église Notre-Dame de Lorette dans le fond.

Boulevard des Italiens, Paris. In Supplément au journal Le Monde illustré, 1858
Appartement de Frederick Hankey [point rouge]




Quand Lord Hertford déménagea en son château de Bagatelle, dans le bois de Boulogne, Hankey loua l’appartement du 2 rue Laffitte [aujourd’hui immeuble de BNP Paribas], au 2e étage, au-dessus de la luxueuse boutique du tailleur Laurent Richard, à l’angle du boulevard des Italiens, en face du Café Anglais [aujourd’hui Crédit Coopératif], à l’angle de la rue de Marivaux, Paris II. Il y vécut avec sa maîtresse, l’actrice Angelina-Sophie Vernon-Beckett, et un chat blanc qu’il fit empailler à Londres après sa mort.

Il constitua alors une bibliothèque d’environ 2000 volumes de littérature érotique. Par Augustus-Frederick Glossop-Harris (1825-1873), directeur de théâtre à Londres et à Paris, il fit passer des livres érotiques en Angleterre, à ses amis les poètes Algernon Swinburne (1837-1909) et Richard Monckton Milnes (1809-1885), 1er baron de Houghton, le général Studholme-John Hodgson (1803-1890), l’explorateur Richard-Francis Burton (1821-1890), l’écrivain Henry-Spencer Ashbee (1834-1900) et autres amateurs.

Hankey fut autorisé à déposer l’intégralité de sa bibliothèque à l’ambassade britannique, pour la protéger d’une éventuelle saisie par les sbires de Napoléon III, ce qui avait été le cas pour son ami Alfred Bégis (1829-1904), avocat et syndic de faillites, qui avait subi, le 7 juillet 1866, une perquisition à son domicile, 29 boulevard de Sébastopol [Ier] : dans la bibliothèque de plus de 10.000 numéros, deux ou trois cents livres, estampes et gravures furent saisis et transportés au parquet du procureur général ; le 16 novembre 1866, 154 livres et 23 estampes furent adressés par le parquet de la Seine à la Bibliothèque impériale.

Octave Uzanne (1851-1931) conta sa rencontre avec le chevalier de Kerhany [anagramme de Hankey, plus la lettre « r »], bibliophile passionné de « curiosa » :

« SOUVENT, je le rencontrais chez les grands libraires de la rive gauche, parlant sobrement, dans une note basse, fatiguée, presque enrouée ; avec une allure étrange et cet air de gêne et de discrétion que l’on voit aux conspirateurs. - Il semblait, devant un tiers, vouloir s’effacer, et, s’il exprimait ses désirs, ce n’était que d’une façon indécise et inquiète ; lançant des phrases indéterminées, brèves, pleines d’une autorité craintive : “ Trouvez-moi la chose en question ”, disait-il au libraire, ou bien : “ N’oubliez pas, en grâce, ce que vous savez ; il me le faut coûte que coûte ; n’allez pas trop m’écorcher cependant ; - je repasserai bientôt. ”

Je ne sais quel vague caprice me poussait à connaître ce Bibliomane bizarre, musqué, enveloppé de mystère ; je pensais que cet être singulier n’était pas à coup sûr le premier venu ; sa physionomie seule m’intriguait particulièrement, et sous la sénilité vainement dissimulée de sa démarche, je pressentais un Bibliophile d’une race à part.

Portrait présumé de Frederick Hankey, par Albert Robida
Octave Uzanne. Contes pour les bibliophiles. Paris, May et Motteroz, 1895, p. 172

Grand, droit, corseté dans une longue houppelande lui tombant aux talons ; le soulier mince, effilé, montrant le bas de soie, le visage rasé, maquillé, poudrederizé, les cheveux frisés et pommadés, le monocle d’or dans l’orbite droite, relevant la paupière affaissée sur un œil éteint ; le chapeau incliné sur l’oreille, la cigarette aux dents et le stick en main, il me rappelait, dans la pénombre du souvenir, cet admirable type de vieux beau, si magistralement crayonné par Gavarni, avec cette légende spirituelle et réaliste : “ Mauvais sujet qui pourrait être son propre grand-père. ” […]

Le lendemain, à l’heure fixée […], je me trouvais chez le chevalier qui m’attendait dans sa Bibliothèque. Cette librairie était disposée dans un salon ovale ; une fenêtre aux vitraux multicolores y distribuait le jour dans un prisme joyeux et le soleil tamisé par des losanges roses, jaunes ou bleus, semblait éclabousser les tapis d’orient de reflets contrariés. Les parois de la pièce étaient entièrement rayonnées de planchettes de bois de rose, recouvertes de cuir de Russie, et ornées sur les rebords de coquets lambrequins de moire vert myrthe [sic], dentelés et effrangés, dont l’élégance se joignait à l’avantage de préserver les livres de la poussière. Tout en haut, près de la corniche, sur le dernier rayon, dans un désordre charmant et fait pour le plaisir des yeux, des petites statuettes se montraient dans toute l’impudence de l’impudicité ; c’étaient de sveltes Vénus n’ayant rien du rigide classique, des groupes de baigneuses affolées, des Sapho... avant l’amour de Phaon, des Narcisses pâles et blêmes, des Hercules puissants et aussi des suites de Phallus en bronze ayant l’esprit et le caractère singulier de ceux que l’on voit dans Le Musée Secret du Roi de Naples. Je me croyais chez un juge d’instruction après la saisie de figurines portant atteinte à la morale publique, tant était chaude et déréglée la composition de cette statuaire unique. - La pièce n’avait pour tous meubles qu’un divan circulaire, large, profond, rebondi, habillé d’une épaisse étoffe des Indes ravissante de tons, sur laquelle étaient jetés des coussins nombreux et variés. Çà et là quelques X de Cèdre supportaient des cartons à estampes et une table liseuse, aux pieds torses, à sabots d’or, occupait le centre de la salle. Au plafond, d’une rosace ayant la bizarrerie obscène de certaines gargouilles moyen-âge, tombait un lustre de bronze d’une si effrayante lubricité qu’on l’eut dit ciselé par quelque Benvenuto Cellini atteint de satyriasis.

Cette Bibliothèque me parut renfermer près de deux mille volumes dont je m’approchais déjà curieusement afin d’en parcourir les titres lorsque le Chevalier de Kerhany m’arrêta :

“ Mon jeune ami, me dit- il doucement, cette bibliothèque est un enfer bibliographique dont je suis le Pluton égoïste ; ici, j’ai donné rendez-vous à tous les affamés du vice, à tous les grotesques de libertinage, à tous les condamnés de l’indignation bourgeoise, aux conceptions maladives et honteuses des cerveaux surmenés de plaisirs. Peu de visiteurs ont franchi cette enceinte ; quelques jolies pécheresses seules y ont traîné l’élégance de leurs pantoufles ; et si une sympathie particulière me permet aujourd’hui de faire en votre faveur ce que je n’ai fait jusqu’alors pour aucun autre Bibliophile, votre érudition sage vous placera, je l’espère, au-dessus de vos sens ; cependant, je crois devoir vous prévenir : réfléchissez comme si vous alliez prendre de l’opium pour la première fois de votre vie. […]

La première rangée des livres que j’ouvris formait ce qu’on pourrait appeler la série des anodins : c’étaient pour la plupart des romans ou contes piquants, écrits dans cette période voluptueuse comprise entre la Régence et la Révolution, des fantaisies Turques, Persanes ou Chinoises, de bonnes et inoffensives polissonneries imprimées à Cythère avec l’approbation de Vénus, à Érotopolis, à Cucuxopolis, ou au Palais Royal chez une petite Lolo, marchande de galanterie. Je vis Grigri ; Thémidore ; Le Noviciat du Marquis de *** ou l’apprenti devenu maître ; Les Œuvres galantes de Bordes ; Le Grelot ; Le Roman du Jour ; Le Sopha ; Le Tant pis pour lui ou les spectacles nocturnes ; les différents Codes : Code de la Toilette ; Code des Boudoirs ; Code du Divorce ; Code des mœurs ou la prostitution régénérée ; Code de Cythère ou lit de justice d’Amour ; puis la Bibliothèque des petits maîtres, la Bibliothèque des Bijoux : Les Bijoux indiscrets ; Le Bijou des Demoiselles, Les Bijoux des neuf Sœurs ; Le Bijou de Société ou L’Amusement des Grâces ; les Bijoux des petits neveux d’Arétin et autres ; les Caleçons des Coquettes du jour, les Calendriers de Cythère, L’Almanach cul à tête, ou étrennes à deux faces pour contenter tous les gouts [sic] ainsi qu’une foule d’œuvres scatologiques et d’ana orduriers.

Les volumes étaient reliés admirablement en maroquin plein, en veau uni ou agrémenté ; chacun d’eux était orné de petits fers spéciaux, d’une composition fine et originale, quelquefois brutalement grossiers par esprit de couleur locale ; ils étaient placés sur le dos, entre les nervures, en forme de culs-de-lampes [sic] ou frappés en plein maroquin sur le plat des volumes en guise d’armoiries. - Des gravures licencieuses étaient ajoutées aux passages les plus colorés des ouvrages auxquels elles convenaient ; les gardes même, subissaient quelquefois l’effronterie d’un dessin graveleux et je ne pouvais m’empêcher de songer que le livre de la plus chaste gauloiserie se fut trouvé impitoyablement transformé par l’érotomanie invétérée du Chevalier de Kerhany.

Au fur et à mesure que j’inclinais vers la gauche, la graduation libertine s’accentuait ; déjà j’avais franchi les poésies gaillardes : La Muse folâtre ; L’élite des poésies héroïques et gaillardes de ce temps (1670) ; Le Parnasse satyrique du sieur Théophile ; Le Cabinet satyrique ; Les Œuvres de Corneille Blessebois ; Dulaurens ; Les Muses en belle humeur ou Elite des poésies libres ; le Pucelage nageur ; L’Anti-Moine ; Le Parnasse du XIXe siècle et tous les ouvrages imprimés en Belgique, à Neufchâtel, à Freetown, avec eaux-fortes de Rops, auxquelles s’ajoutaient de nouvelles gravures. Déjà j’avais parcouru la majeure partie de la Bibliothèque et mes mains commençaient à trembler en ouvrant chaque livre qui s’offrait à moi ; les petits fers prenaient des allures cyniques et effrayantes ; j’eus peur de ne pas arriver au but et j’abandonnai quelques centaines de volumes pour atteindre l’extrême gauche.

Je me trouvais bien en effet parmi les incurables, comme me l’avait dit le Chevalier, c’était à l’extrême gauche, le suprême du genre, le nec plus ultra de la dépravation et à la fois du luxe artistique des livres et des gravures ; Les Œuvres badines d’Alexis Piron touchaient L’Amour en Vingt Leçons et le Meursius François ; L’Arétin y était représenté par le Recueil de postures érotiques d’après les gravures à l’eau-forte d’Annibal Carrache ; par l’Alcibiade Fanciullo à Scola ; par l’Arétin français et par le livre dit : Bibliothèque d’Arétin ; près du Divus Arétinus je remarquai Félicia ou Mes Fredaines ; Monroce [sic] ou le Libertin par fatalité ; les Monuments de la vie privée des Douze Cæsars et les Monuments du Culte secret des Dames Romaines ; plus loin je vis Justine ou Les Malheurs de la vertu ; Cléontine ou La Fille malheureuse ; Juliette ou la suite de Justine ; Le Portier des Chartreux ; La France fout... ; La Philosophie dans le Boudoir ; Les crimes de l’amour ou le délire des Passions ; en un mot toutes les œuvres sadiques du Marquis de Sade, en éditions originales, avec reliures à petits fers de torture. - J’allais me livrer au plaisir de regarder les manuscrits et les dessins originaux ; je mettais la main sur l’un des trois exemplaires connus du Recueil de La Popelinière : Tableaux des Mœurs du Temps dans les différents âges de la vie, 1 vol. grand in- quarto, j’admirais les vingt gouaches mignardement impudiques de Carême […] »

(Octave Uzanne. « Le Cabinet d’un éroto-bibliomane ». In Caprices d’un bibliophile. Paris, Édouard Rouveyre, 1878, p. 127-146)

 


Tableaux des Mœurs du Temps Dans les différens âges de la vie (1750)

Contrairement à ce qu’ont pu écrire les bibliographes, les 2 exemplaires des Tableaux des Mœurs du Temps Dans les différens [sic] âges de la vie (Amsterdam [Paris], s. n. [Bonnin], s. d. [1750], in-4), suivi de Daïra, fantaisie orientale, par le fermier général Alexandre-Jean-Joseph Le Riche de La Popelinière (1693-1762), qui ont été imprimés au château de Passy, ont bien été conservés : l’un est sans figures, l’autre contient 18 miniatures, dont 2 au lavis d’encre de Chine et 16 en couleurs.

Ce dernier, relié en maroquin rouge, tranches dorées, aux armes de l’auteur, « de gueules à une chaîne d’or, supportant un coq de même, regardant une étoile au canton dextre d’argent », le dos et les coins ornés de pièces d’armoiries. Son exécution a coûté plus de 60.000 livres au fermier général. A sa mort, il fut saisi pour le roi Louis XV, passa mystérieusement dans les mains du duc de La Vallière (1708-1780), puis dans celles du marquis de Paulmy (1722-1787), du Russe Michel-Petrovitch Galitzin (1764-1836), du baron Pichon (1812-1896), et de Frédérick Hankey.

Charles Cousin (1822-1894) acquit cet exemplaire auprès de Angelina-Sophie Vernon-Beckett pour 20.000 francs : en 1891, à la vente de sa bibliothèque [n° 673], il fut adjugé 20.200 fr. au libraire Adolphe Durel (1847-1913), pour Henri Bordes (1842-1911), de Bordeaux :

« Quelques jours avant la vente, il courait un bruit persistant : le La Popelinière n’était pas complet. – On se disait et répétait que le baron Pichon, lorsqu’il céda le livre à Hankey, avait, pour équilibrer le prix qui lui était offert avec celui qu’il réclamait, détaché deux [au lavis] des miniatures les plus aimables, dont une scène de Lesbiennes d’un pâmant intérêt. Le La Popelinière devrait donc, si ce qu’on raconte est juste, comprendre Vingt Miniatures. Il appartient au propriétaire actuel de faire la clarté sur cette question. »

(Le Livre moderne. Paris, Quantin, 1891, t. III, p. 298)  

Cent Vingt Journées de Sodome (1785)

En 1875, Hankey refusa l’offre du manuscrit encore inédit des Cent Vingt Journées de Sodome du marquis de Sade, sous la forme d’un rouleau de plus de 12 m de long, constitué de trente-trois feuillets collés bout à bout sur une largeur de 11,3 cm, écrit en 1785 à la Bastille, mis à l’abri avant le 14 juillet 1789 par un révolutionnaire nommé Arnoux, de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume [Var], et acheté par un aristocrate, Louis-François de Villeneuve-Bargemont (1784-1850), marquis de Trans : « Que voulez-vous que je fasse d’un manuscrit de douze mètres de long et absolument illisible. Faites-m’en faire une copie sur papier en feuilles et je l’achèterai de suite. » Depuis, au terme d’un parcours mouvementé, ce manuscrit a été acquis par l’État français le 9 juillet 2021, pour 4,55 millions d’euros, somme entièrement apportée par Emmanuel Boussard, ancien banquier et petit-fils de Jacques Boussard (1910-1980), conservateur à la Bibliothèque de l’Arsenal.

Hankey était tout aussi réticent à ajouter à sa collection An Account of the Remains of the Worship of Priapus (London, T. Spilsbury, 1786) et les eaux-fortes de Dominique Vivant (1747-1825), baron Denon, les trouvant tous deux « plus singuliers qu’excitants ». Un recueil de facéties du XVIIe siècle ne l’attirait pas non plus : « Ce n’est pas mon genre de livre leste ».

Le Meursius françoisou Entretiens galans d’Aloysia (1782)

Pour Hankey, le relieur Georges-Jacob Trautz (1808-1879) avait accepté de se livrer à des mosaïquages spéciaux qui ne figurent pas dans le décompte de ses œuvres. Il signa en particulier une reliure dite « aux fleurs du mal » sur Le Meursius françois, ou Entretiens galans d’Aloysia (Cythère [Paris], s. n. [Valade], 1782, 2 t. en 1 vol. in-18, front. et 12 fig. h.-t. n. sign. [Elluin, d’après Borel]) : maroquin janséniste orange, dos à nerfs, titre doré, doublure de maroquin bleu ciel à bordure en dents de rat, décorée d’une composition érotique dorée de petits fers, têtes de faune et guirlandes florales arabesques, ornée de quatre phallus aux angles intérieurs et d’une vulve solaire au centre, mosaïqués de maroquin beige et rouge, gardes de moire bleu ciel, double filet sur les coupes, tranches dorées ; étui de maroquin noir, dos à nerfs, titre et chiffre FH dorés [Paris, Christie’s, 27 avril 2006, bibliothèque Gérard Nordmann : 38.400 €].

Le Parnasse satyrique du dix-neuvième siècle (1864). Frontispice.

Le Nouveau Parnasse satyrique du dix-neuvième siècle (1866). Frontispice.

Le Parnasse satyrique du dix-neuvième siècle (Rome [Bruxelles], A l’enseigne des Sept Péchés capitaux, s. d. [1864], 2 t., front. de Rops) et Le Nouveau Parnasse satyrique du dix-neuvième siècle, suivi d’un appendice au Parnasse satyrique (Eleutheropolis [Bruxelles], Aux devantures des libraires, Ailleurs dans leurs arrière-boutiques [Malassis], 1866, front. de Rops), 3 part. en 1 vol. in-12, sur Chine, front. en plusieurs états, mar. citron, doublé de mar. noir, larges dent., gardes en soie noire, tr. dor., reliure « aux fleurs du mal » [Bulletin mensuel de la Librairie Damascène Morgand, février 1887, n° 12312 : 2.000 fr.].

Georges-Jacob Trautz (1808-1879)

« En fait de mosaïques de Trautz, il y en eut d’étrangement singulières, et nouvelles, et imprévues. Nous avons dit que Trautz avait pour client le fameux Hankey, qui avait eu l’originalité très particulière d’apporter dans l’érotomanie la correction, le stiff anglais, et, chose très rare, de conserver dans la recherche du livre et de la vignette libres un véritable goût de bibliophile. Sa bibliothèque n’était qu’un “ enfer ”, mais de distinction. C’est lui qui possédait le La Popelinière avec gouaches de Caresme, le Diable au corps avec dessins originaux, relié par Thouvenin ; les Liaisons dangereuses de 1796, également avec les dessins originaux, etc.

Érotolâtre trautzomane, - ou érotomane trautzolâtre, comme on voudra, - Hankey réalisa une de ses obsessions en faisant exécuter par Trautz, sur le Parnasse satyrique du XIXe Siècle, la célèbre reliure “ aux fleurs du mal ” : citron doublé de noir ; sur la doublure noire, dentelle de fleurs cyniques et papillons concupiscents, etc.

Puis, sur je ne sais quel Meursius français ou quel Portier des Chartreux, il lança le brave Trautz dans la mosaïque la plus follement spintrienne qui se pût imaginer.... Pour du nouveau, c’en fut, et signé !

C’est Hankey, ce jeune Anglais que les Goncourt notaient dans leur journal comme “ confinant aux abîmes ” ! Ceci est pour son début.

Et voici son “ mot de la fin ”. Il était au lit de mort, quand retentit un coup de sonnette à la porte d’entrée. Hankey, dans une dernière pensée, se rappelle un désir de bibliophile, longtemps caressé et inassouvi : Ah ! dit-il, c’est un libraire qui m’apporte une Justine EN PAPIER VÉLIN Et il meurt. »

(Henri Beraldi. La Reliure du XIXe siècle. Paris, L. Conquet, 1896, t. III, p. 62-64)

Membre de la Société d’ethnographie américaine et orientale en 1864, Hankey serait le co-auteur de deux ouvrages, avec Henri Duponchel (1794-1868), orfèvre, ancien directeur de l’Opéra de Paris, et Alfred Bégis : 



Instruction libertine (Sadopolis [Bruxelles], s. n. [Jean-Pierre Blanche], 1860 [i.e. 1868], 50 ex. numérotés), qui serait le livre érotique le plus rare du monde ; 



L’École des biches (Paris [Bruxelles], s. n.  [Jean-Pierre Blanche], 1868, 64 ex numérotés), condamnée à la destruction l’année même de sa parution. Jean-Pierre Blanche, libraire parisien, s’était réfugié à Bruxelles, où il avait établi une petite librairie d’occasion, en chambre, rue Saint-Jean.

Chevalier de la Légion d’honneur le 11 juin 1881, pour avoir été membre du jury de la classe « Maroquinerie, marqueterie et vannerie » à l’Exposition universelle de Paris en 1878, Frederick Hankey est décédé le 8 juin 1882, des complications de sa maladie goutteuse. Ses obsèques eurent lieu le 10 juin en l’église luthérienne de la Rédemption, 16 rue Chauchat, Paris IX ; il fut inhumé au cimetière du Père Lachaise.

« Un Anglais fort connu à Paris, M. Frédéric Hankey, bibliophile d’une espèce particulière, vient de mourir, laissant un très riche cabinet dans son appartement de la rue Laffitte.

Entre autres curiosités, M. Hankey possédait l’exemplaire unique des Tableaux des Mœurs du temps, du fermier général de la Popelinère ou de la Poupelinière, ornée de vingt miniatures exécutées avec le plus grand soin (seize en couleur et quatre au lavis) et attribuées à Monnet. […]

C’est de M. Jérôme Pichon que M. Hankey tint ce monument de la corruption du dix-huitième siècle, qu’il exhibait à ses visiteurs avec un orgueil qui avait son côté comique.

Les Tableaux des mœurs du temps n’étaient pas d’ailleurs le seul joyau de ce cabinet, que M. P. Malassis, à bout d’épithètes, qualifiait de superlatif.

Superlatif est bien trouvé et dit tout. »

(Charles Monselet. « Chronique ». In L’Événement, 27 juin 1882, p. 1)

La bibliothèque aurait été dispersée discrètement entre Ashbee, Begis et Cousin.

« La plus grande partie des livres de M. Henkey [sic], homme si maigre qu’il devait marcher avec des béquilles à cause de sa grande faiblesse, et si amateur de livres sotadiques qu’il mériterait d’être appelé le Don Quichotte des romans obscènes, a passé dans la bibliothèque de M. Ashbee, riche Anglais, qui écrivit trois ouvrages de bibliographie érotique signés du pseudonyme de Pisanus Fraxi. La bibliothèque obscène de M. Ashbee, sans doute la plus riche du monde, a été léguée, en même temps que sa collection d’éditions espagnoles et de traductions du Don Quichotte, au British Muséum, où elle est présentement. »

(Guillaume Apollinaire. In L’Œuvre de Crébillon le fils. Paris, Bibliothèque des curieux, 1911, p. 11, n. 1)

Angelina-Sophie Vernon-Beckett a continué à vivre au 2 rue Laffitte jusqu’en 1894 : on ne sait pas ce qu’il advint d’elle par la suite.

Les Liaisons dangereuses. Londres, 1796, t. I p. 132

 

« Il me reste toujours à trouver un exemplaire du livre de Choderlos de Laclos. Je ne pense jamais sans envie à celui que m’a montré le célèbre H....

C’était un type fort curieux en somme, que ce collectionneur d’une bibliothèque que Cohen qualifie toujours de l’épithète euphémique de spéciale (lisez : superlativement obscène).

La seule excuse de H...., si excuse il peut y avoir, c’est qu’il avait un véritable goût de bibliophile, et que ce qu’il collectionnait n’avait rien de commun avec les ignominies vulgaires : par exemple, avec les cartes que nous proposent sur les boulevards d’aimables joueurs de bonneteau, ou avec les objets similaires débités dans des magasins respectables d’Outre-Rhin par les vierges de la vertueuse Allemagne. Non ces livres étaient illustrés des figures de Borel et autres, la condition en était parfaite, et quelques-uns même parmi eux pourraient parfaitement être admis dans la bibliothèque d’un amateur sans qu’il eût à en rougir : tels, les Liaisons dangereuses avec les dessins originaux de Monnet, etc. ; les Contes de la Fontaine et le fameux exemplaire des Mœurs du temps de la Popelinière, avec gouaches. (Ces trois exemplaires ont été décrits dans l’Annuaire de la Société des Amis des Livres).

H... appartenait à une des grandes familles de l’aristocratie anglaise. C’était un homme de cinquante ans, chauve, courbé, figure glabre, parole hésitante et entrecoupée. Goutteux, il sortait souvent avec un pied chaussé d’une bottine et l’autre d’une pantoufle, ce qui n’était pas d’aspect bien vaillant. Ses chaussures, remarquablement pointues, lui donnaient une manière d’apparence diabolique, et je sais une femme de libraire qui lui croyait le pied fourchu.

Il habitait à l’angle du boulevard des Italiens et de la rue Laffite [sic], en face de la Maison-Dorée, à l’endroit précis que son imagination excitée lui faisait considérer comme le “ point nerveux ” par excellence de Paris. Je l’ai visité une fois, en compagnie d’un autre bibliophile. Sa bibliothèque consistait en deux rayons de livres enfermés dans une petite crédence. Il nous montra ses fameuses reliures, (qui ne se peuvent décrire, car il avait réalisé ce phénomène : la reliure érotique !) notamment la reliure aux fleurs du mal, création dont il était fier, et sur laquelle on lisait avec une douloureuse stupéfaction la signature d’un artiste célèbre.

Mais en fait de reliure, H... n’a jamais pu réaliser celle qu’il avait rêvée. Laquelle ? Je vous le donne en mille, ou plutôt, vous le savez aussi bien que moi pour lui avoir entendu exprimer à lui-même avec le plus beau flegme, devant les libraires ahuris, le regret de n’avoir pu se procurer la peau d’une pétroleuse fusillée, ce dont il ne s’est jamais bien consolé.

Il paraît que, pendant qu’il poursuivait cet affreux desideratum, à la fin de la Commune, il était accompagné d’un de ses compatriotes, autre maniaque. Celui-là rêvait d’avoir son chapeau troué par une balle. (Oh ! Yes !) Se tenant à l'angle de la rue Laffite [sic], le corps abrité, il tendait donc ledit chapeau à bout de bras sur le boulevard que sillonnaient les balles, attendant en cette posture sa bienheureuse perforation. Sur ce, éclata un obus : le chapeau resta intact, et un éclat lui cassa le bras.

Il y avait chez H... deux marbres remarquables. Comme ces chefs-d'œuvre de la statuaire décolletée étaient posés sur le plancher, sans supports, je le vis, pour en admirer les beautés, en faire le tour à quatre pattes.

H... était chevalier de la Légion-d’Honneur, au titre étranger. Il avait été, je crois, membre du jury de quelque exposition. Les libraires le recevaient sans enthousiasme et le trouvaient visqueux. La dernière fois que je le vis, il était dans une boutique de bibelots, rue Laffite [sic]. Je triplai le pas, pensant qu’il ne m’apercevrait point, mais bientôt je me sentis rattrapé ; il courait en clopinant vers moi pour me remercier d’un petit article en note qui lui était consacré dans les Graveurs du XVIIIe siècle (il n'y avait pas de quoi, vraiment) et m’exprimer ses regrets de ce qu’on n’y eût pas parlé de lui et de ses livres plus au long. Je m’échappai en lui promettant de réparer à l’occasion cette déplorable omission.

C’est ce que je fais ici. »

([Henri Beraldi]. Mes estampes. Lille, L. Danel, 1887, p. 77-78)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire