mercredi 15 janvier 2020

Eugène Pick (1823-1882), le « Gil Blas de la librairie »

La reproduction des articles est autorisée à la condition que l'origine en soit citée.

Brigadier du 4e régiment de hussards

D’une famille d’Anvers [Belgique], passée à Abbeville [Somme] en 1778, Eugène Pick est né à Vienne [Isère], place de la Fûterie, le 20 janvier 1823, fils de François-Emmanuel Pick (1788-1858), ancien brigadier du 4e régiment de hussards caserné à Vienne en 1815, devenu tondeur, et de Marie-Anne Baudran (1794-1859), mariés à Vienne le 7 février 1816.


Arrivé à Paris très jeune, sans ressources et ne sachant pas lire, Eugène Pick exerça de multiples métiers très modestes pour survivre. Attiré par la librairie, il apprit à lire et finit par entrer comme voyageur de commerce chez un éditeur, chargé de visiter les clients et d’enregistrer les commandes de livres.

« En 1847, Pick de l’Isère, chantant l’opéra et déclamant la tragédie et le drame avec enthousiasme, […] voulait se faire comédien. La tempête révolutionnaire bouleversa cette idée.
Pick rencontre des commis voyageurs, des courtiers en librairie, qui lui offrent de lui apprendre leur métier et de l’enrôler dans leur société. Il accepte. Mais au premier engagement, à la première leçon, il voit que ses compagnons sont de hardis aventuriers, de vrais routiers à qui tous les moyens semblaient bons pour placer des volumes […].
Par l’énergie, l’éloquence et l’intelligence, en bravant les menaces, les roulements d’yeux et les rugissements des routiers, Pick de l’Isère, qui la veille n’était qu’un nouveau, un débutant, un conscrit parmi eux, parvint à les dominer, à les dompter. […]
Depuis cette époque la volonté de fer de Pick a su les maintenir dans la discipline. Pas un ne s’écarte du chemin droit tracé par le chef. On peut dire que dans le colportage la librairie honnête a été innovée par Pick de l’Isère. »  
(Fernand Desnoyers. Une journée de Pick de l’Isère. Paris, Imprimerie Simon Raçon et Compagnie, 1864, H. C., p. 67-69)

Derniers numéros impairs de la rue Laffite, près l'angle de la rue Ollivier
Photographie Charles Marville (1866)

En 1848, Eugène Pick décida de s’installer au 51 rue Laffitte [IXe, détruit], avant-dernier impair, près l’angle de la rue Ollivier [rue de Châteaudun] et de l’église Notre-Dame-de-Lorette, 



et de faire imprimer, à 100.000 exemplaires, une Histoire complète de Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République française (Paris, Eugène Pick, 1848, in-18, [10]-211-[1 bl.] p., portrait et fac-similé d’une lettre autographe) qu’il plaça lui-même chez les particuliers.

Eugène Pick, que tout Paris a connu et dont peu ont gardé le souvenir, se qualifia de « Gil Blas de la librairie » :

« Je suis le Gil Blas de la librairie. Il n’est pas un métier auquel je n’aie touché. Mon père était un soldat de la grande armée. Il n’était pas riche et avait beaucoup d’enfants. Un soir d’hiver, après le chétif repas, toute la famille cerclait les rares flammes du grand foyer. Le vent assiégeait de rafales russes la pauvre chaumière du vieux militaire. Tout d’un coup, la porte s’ouvre, et un homme enveloppé dans un grand manteau entre avec l’ouragan ! C’était un oncle que nous n’avions jamais vu. Quel est celui de vous qui veut venir avec moi ? dit-il. Je l’emmène à l’instant. Moi ! criai-je, en me levant. Son ton résolu et énergique, son air fantastique m’avaient magnétisé. Le peu de fortune de mes parents, pour qui j’étais une charge de plus, m’avait décidé. Quelque temps après, j’étais au siège d’Anvers [après 25 jours de siège, la citadelle d’Anvers fut remise à l’armée française le 23 décembre 1832], j’avais huit ans. Puis je fus apprenti bijoutier à Paris, page de la reine d’Étioles, maître d’hôtel à Lyon, voyageur partout. J’ai vendu des oranges sur le boulevard. J’ai appris la déclamation et le chant. Je ne savais pas encore quelle était ma vocation. Enfin je la sentis. Je me fis libraire-éditeur, sans l’aide de personne, sans argent même, et c’est avec une simple brochure, la Biographie de Louis-Napoléon, président de la République, qu’à force de volonté je parvins à faire imprimer, que j’ai commencé ; cela a été la première pierre de la maison, du monument que j’ai élevé. Je l’ai placée moi-même, cette brochure, dans toute la France, formant et lançant sur le territoire, plus tard, six cents voyageurs pour me remplacer quand je n’avais plus le temps de voyager moi-même. Voilà comment fut fondée ma Librairie. »
(Fernand Desnoyers. Ibid., p. 20)


En 1850, Pick s’associa avec Pierre-Louis Baudouin (° 1800), dit « Jeune », 18 rue Dauphine [VIe], dans un immeuble construit en 1758, pour éditer, en 1851, l’ouvrage d’un ancien avocat, Eugène de Mazincourt [dit « Marincourt » ou « Bazincourt »] : 


Le Bon Conseiller en affaires ou Nouveau Manuel national de droit français (in-12) et un extrait de ce livre, intitulé Nouveau tableau-barème colorié, aussi simple qu’ingénieux et d’un genre entièrement neuf.

18 rue Dauphine (mai 2019)

Breveté depuis le 14 mars 1851, Pick baptisa le 18 rue Dauphine « Librairie napoléonienne, des arts et de l’industrie » et devint - selon la formule de Félix Ribeyre (1831-1900), rédacteur au Constitutionnel - « l’infatigable propagateur des publications nationales et le soldat de la France impériale » (Histoire de la guerre du Mexique. Paris, Eugène Pick de l’Isère, 1863, p. V). Portant le gilet impérial broché d’aigles en soie que lui avait offert un fabricant de la ville de Roubaix [Nord], Pick se voua surtout au colportage : ses voyageurs, qu’il nommait ses « compagnons d’armes », et ses produits couvrirent la France. La maison Pick avait aussi une adresse à Lyon: 8 place Saint-André [rue Amédée Lambert, VIIe], quartier de La Guillotière.

En 1852 : Napoléon, la Francel’Angleterrel’Europe. Histoire de Louis-Napoléon Bonaparteprésident de la République française, comprenant la vie civile, politique et militaire du prince, depuis sa naissance jusqu’à ce jour (in-8), par le comte de Barins, pseudonyme du romancier Louis-François Raban.



En 1853 furent édités : Histoire de Napoléon II roi de Rome, (Duc de Reichstadt), par un ancien diplomate (in-8) ; Projet de réorganisation du notariat (in-8), par Jean-Marie-Dominique Gardey, de Clarac, ancien notaire.
En 1854, Pick édita Le Nouveau Manuel pratique du Code Napoléon (in-8), par Jean-Bonaventure-Charles Picot, avocat à la cour impériale de Paris et docteur en droit, qui fut vendu à plus de 200.000 exemplaires en quelques années, et Le Véritable Conseiller en affaires (in-18, tableau), par Mazincourt.
L’année suivante furent édités : Le Droit commercial expliqué et mis à la portée de tout le monde (1855, in-12), par Mazincourt ; Les Beaux-Arts à l’Exposition universelle de 1855, par Ernest Gebaüer (1855, in-18) ; Le Nouveau Paris, seul guide exact et le plus complet de ceux qui ont paru jusqu’à ce jour (1855, in-16) ; Paris historique et monumental, depuis son origine jusqu’à nos jours (1855, in-8) ; 


Napoléon III, poème en quatre chants, par Édouard d’Escola (1855, gr. in-8) ; Les Campagnes de la Grande Armée (1855, in-32), par un ex-officier de la vieille garde.
Suivirent : Louis-Philippe, la république et l’empire, par un journaliste en retraite (s. d. [1856], in-8) ; 


Les Fastes de la guerre d’Orient […]. Par Eugène Pick (de l’Isère) (1856, in-8) ; 

Photographie BnF

Résumé historique des campagnes des Français contre les Russes, depuis 1799 jusqu’en 1814 […], par E. P*** [Emmanuel Pick], ancien officier de la Grande Armée au 4e hussards (1856, in-8) ; Almanach impérial, historique, anecdotique et épisodique des grandes inondations de 1856 (1857, in-8), par E. Pick, de l’Isère.

Dès 1856, Pick céda à la manie d’utiliser une particule dite « de courtoisie », c’est-à-dire dépourvue de valeur nobiliaire et réservée à un usage mondain : il fut « de l’Isère », comme Pons avait été « de Verdun », Arouet « de Voltaire », Jean le Rond « d’Alembert », Caron « de Beaumarchais » et Fabre « d’Églantine ».
Surnommé « le Dennery du prospectus » [en référence à Adolphe Philippe-Dennery (1811-1899), dit « d’Ennery », auteur prolifique], Pick était redouté des compositeurs d’imprimerie autant que ceux-ci avaient peur de Balzac - tous deux semblables par leurs incessantes et consciencieuses corrections : les imprimeurs surnommèrent Pick « le Balzac des éditeurs ».

Eugène Pick, de l'Isère
In Le Livre. Bibliographie rétrospective. Paris, Quantin et Uzanne, 1883, p. 189

« Le vaste front de Pick de l’Isère, ce front qui lui-même semblait un pic, rendu plus vaste encore par une heureuse calvitie, était marqué du sceau annonçant qu’un tel personnage ne peut rester perdu dans la foule. Son œil noir plongeant, une moustache martiale à enroulements épais, le verbe d’un homme qui a commandé sur les champs de bataille, et surtout un langage strident dans lequel les r ronflaient comme au Conservatoire, rattachaient bien à l’Isèrrrrre ce drrrrramatique librrrrraire. »
(Champfleury. In Le Livre. Bibliographie rétrospective. Paris, A. Quantin et Octave Uzanne, 1883, p. 178) 

5 rue du Pont-de-Lodi (avril 2019)

Vers la fin de l’année 1857, la « Librairie napoléonienne, des arts et de l’industrie » fut transférée au 5 rue du Pont-de-Lodi [VIe], immeuble construit en 1840, et devint en 1860 la « Grande Librairie napoléonienne, historique, des arts et de l’industrie » : à l’une de ses fenêtres flottait le drapeau tricolore.


Le titre des 7e (1857, in-8) et 9e (1858, in-8) éditions des Fastes de la guerre d’Orient devint Les Fastes de la grande armée d’Orient.




En 1858, Pick édita un Tableau de l’histoire universelle depuis la Création jusqu’à ce jour (s. d. [1858], 95 x 67 cm) 


et l’Histoire de la Restauration ou Précis des règnes de Louis XVIII et Charles X (1858, 2 vol. in-8, portraits), par François Rittiez. Il fonda deux journaux : Le Trésor de la maison, journal universel des connaissances utiles, dédié aux familles (N° 1, 14 mars 1858, pet. in-fol. à 3 colonnes, 4 p.) et Le Propagateur universel, journal de la ville et de la campagne, littéraire, artistique, historique, agricole, industriel et commercial (N° 1, 25 juin 1858, in-fol., 4 p.).


Rentrée triomphale à Paris de l'Armée d'Italie le 14 août 1859
par Louis-Eugène Ginain (Châteaux de Versailles et de Trianon)


 
Le 14 août 1859, jour de l’entrée triomphale de l’armée d’Italie dans la capitale, tout Paris salua avec enthousiasme les soldats :

« Le premier corps, précédé du général Forey [Élie-Frédéric Forey (1804-1872]), venait d’atteindre le boulevard Montmartre. Tout à coup un garde national s’élance ; pourquoi ne le nommerions-nous pas ? – C’était M. Eugène Pick (de l’Isère), notre excellent éditeur et directeur de la grande librairie napoléonienne, qui alors faisait partie du 18e bataillon de la garde nationale. M. Pick, disons-nous, son fusil d’une main, un laurier dans l’autre, s’avance au-devant du vainqueur de Montebello, et lui présente cet emblème de la valeur guerrière.
Cette offre patriotique et spontanée provoque des bravos unanimes. Chacun veut s’associer à cette preuve de sympathie et d’admiration. Toute l’assistance applaudit et répète avec M. Pick : Vive le vainqueur de Montebello ! vive le général Forey !
Le général, profondément touché de cet hommage cordial, remercie l’honorable garde national, dont l’initiative avait provoqué cette démonstration populaire, et emporte la branche de laurier. Nous souhaitons que la même main et le même cœur patriotique offrent bientôt une seconde branche au vainqueur de Mexico. »
(Félix Ribeyre. Histoire de la guerre du Mexique. Paris, Eugène Pick de l’Isère, 1863, p. 152-153) 

À partir de 1860, Pick édita des almanachs, analogues par leur présentation, leur format (in-12), leurs collaborateurs et leurs illustrateurs : 


Almanach parisien pour l’année 1860, publié sous la direction de Fernand Desnoyers ; 


Almanach de Jean Raisin, joyeux et vinicole, sous la direction de Gustave Mathieu ; 

in Feuilleton du Journal général de l'imprimerie et de la librairie, 22 octobre 1859

Almanach de Jean Guestré, par Pierre Dupont ; 


Almanach des gourmands pour 1862, par Ch. Monselet.

Tous les jours, des caisses remplies de livres étaient expédiées aux nombreux voyageurs de commerce que l’ancien petit marchand d’épingles, à quarante pour un sou, du marché de la rue de Sèvres [VIIe], avait sous ses ordres : 


Grand almanach de la France guerrière pour 1861 (1860, in-18), par Eugène Pick (de l’Isère) ; Les Femmes de Shakespeare (1860, 2 vol. gr. in-8, 45 portr.) ; 


Nouveau manuel pratique du Code Napoléon expliqué (1860, in-18), par C. Picot ; 


Catéchisme du Code Napoléon (1861, in-18), par J.-B.-C. Picot ; Nouveau manuel pratique et complet du Code de commerce expliqué (1861, in-18), par le même auteur ; La Coalition ultramontaine et ses conséquences probables (1861, in-8) ; Un concile et pas de schisme, par l’auteur de La Coalition ultramontaine (1861, in-8) ; 


Nouveau Manuel des propriétaires et des usufruitiers, usagers, locataires et fermiers (1862, gr. in-8), par Marc Deffaux, juge de paix ; Nouveau Manuel pratique et complet du Code Napoléon expliqué et mis à la portée de toutes les intelligences (1863, in-8), par J.-B.-C. Picot ; 



Histoires héroïques des Français, racontées à S. A. Napoléon-Eugène, prince impérial, par P. Christian (1863, in-18) ; 


Histoire de la guerre du Mexique (1863, in-8), par Félix Ribeyre, rédacteur du Constitutionnel ; Les Gloires, triomphes et grandeurs de la France impériale (1864, in-12), par Eugène Pick ; 


Le Voyage de S. M. l’Empereur Napoléon III en Algérie (1865, in-8), par René de Saint-Félix ; Les Marchandes d’amour, par Adèle Esquiros (1865, in-18) ; 


Histoire de la seconde expédition française à Rome, par Félix Ribeyre (1868, in-8).

« En dehors des poètes qui lui coûtaient, Pick avait deux ou trois volumes qui lui rapportaient beaucoup : le Code Napoléon expliqué, l’Histoire de France racontée au Prince impérial, que d’innombrables commis-voyageurs, dressés et disciplinés par lui, vendaient par centaines de milliers dans toute la France. Cet éditeur me tint un jour ce propos fort sensé :
— Vous cultivez la littérature, c’est fort bien, mais vous mourez de faim. A quoi vous sert votre intelligence ? Voyez mes commis-voyageurs : ils savent à peine ce qu’on apprend à l’école mutuelle et quelques-uns, en travaillant trois ou quatre heures, gagnent, très honorablement somme toute, cinquante francs par jour. Faites comme eux, et quand vous aurez le pain assuré, vous aurez tout le loisir d’écrire ce qu’il vous plaira.
Ce raisonnement était irréfutable. Pick m’offrit à m’enseigner comment on s’y prenait, et le lendemain matin il sortait avec moi et se précipitait dans la première boutique qu’il rencontrait. C’était un cabaret. D’un geste, Pick repoussa les buveurs et écarta les verres alignés sur le comptoir, pour haranguer plus à son aise le cabaretier.
—- Bonjour et bonsoir !... Je suis Pick de l’Isère... je vous apporte le Code Napoléon... un splendide volume... avec reliure dorée... Les cinq Codes... Napoléon... Mon père était un soldat de la Grande-Armée.
Il regardait les assistants en parlant et roulait des yeux blancs en faisant des gestes incohérents...
L’homme souscrivait, signait sur l’immense registre et voulait à toute force payer d’avance quoiqu’il n’eût rien vu, quoiqu’on lui dît qu’on ferait passer chez lui ; les clients l’imitaient...
Pick entra chez un faïencier, chez un épicier, c’était la même chose ; au bout d’une heure, il avait
de l’argent plein ses poches.
—. Voulez-vous essayer d’un autre quartier ? me dit-il, en hélant un fiacre. Cocher, à Belleville !
A Belleville, Pick s’élança dans le petit kiosque du surveillant de la station, m’entraîna avec lui quoiqu’on ne pût pas tenir trois là-dedans et fit signer ce malheureux. Puis il remonta en voiture en me disant :
“ Vous voyez que ce n’est pas difficile ! Servez-vous de votre intelligence ! ” »
(Édouard Drumont. La Dernière Bataille. Paris, E. Dentu, 1890, p. 281-282)

À la librairie se réunissaient des hommes politiques, des littérateurs, des poètes : Émile de La Bédollière (1812-1883), journaliste et traducteur, qui fit connaître au public français La Case de l’oncle Tom ; Félix Ribeyre (1831-1900), journaliste et littérateur ; le chansonnier Pierre Dupont (1821-1870) ; Charles Monselet (1825-1888), journaliste gastronomique ; Fernand Desnoyers (1826-1869), le chantre de Madame Fontaine  ; le fameux Charles de Bussy, né Charles Marchal (1822-1870), auteur d’une brochure diffamatoire intitulée Les Impurs du Figaro ; Armand Lebailly (1838-1864), autre poète.

« C’est à M. Pick, dit de l’Isère, que le poëte dut ses meilleurs jours. Homme bon, confiant, nature enthousiaste, plus artiste que bien des artistes qu’il secourut et aima, sans avoir à s’en louer toujours, il fut pour Le Bailly plus qu’un protecteur, plus qu’un ami, il fut longtemps son père nourricier et son médecin. Il l’avait rencontré pour la première fois en 1860, au dîner de sixième année de l’ancien Gaulois ; le poëte y lut des vers à la Pologne, et M. Pick, à cette occasion, prit sa défense contre les railleries de quelques convives plus superficiels que sérieux. Il avait deviné, entouré de soins et de bons offices, ce jeune homme chétif, malade, qui avait des étincelles dans le regard, et il ne l’abandonna que lorsque le poëte, oublieux et ingrat parfois, ou plutôt pauvre épave errante à tous les vents de la nécessité, s’en alla ailleurs. »
(Aristide et Charles Frémine. Armand Le Bailly. Paris, Sandoz et Fischbacher, 1877, p. 117)


Cadastre (1841)


Plan (2019)


Quelquefois, Pick et ses amis se rendaient en partie de campagne à l’auberge dite « Au Coup du Milieu » [aujourd’hui on dirait « Au Trou Normand »], sur la commune de Le Plessis-Piquet [Le Plessis-Robinson, Hauts-de-Seine] :

« Quand on sort de Fontenay [Fontenay-aux-Roses] par la Voie creuse [rue Boris Vildé], qui est bordée de noyers, on arrive en quelques minutes au sommet d’une petite éminence d’où l’œil embrasse un panorama assez varié, prairies, grands bois, villages aux blanches maisons, et à l’horizon la gigantesque silhouette de la tour de Montlhéry. Un peu plus loin, les grands arbres qui bordent le chemin se croisent en berceau, et une côte assez rapide descend vers l’étang du Plessis [étang Colbert]. Avant d’y arriver, on trouve sur la droite, à l’endroit où se rencontrent les routes du Plessis [rue de Fontenay] et d’Aulnay [rue Arthur Ranc], et vis-à-vis de la guinguette du Coup du Milieu, un sentier [rue de la Fosse Bazin] qui, en deux minutes, mène à la fosse Bazin. »
(Adolphe Joanne. Les Environs de Paris illustrés. Paris, L. Hachette et Cie, s. d. [1856], p. 748)  



Dans cette auberge, tenue par la mère Cense, ils allaient s’amuser à la balançoire, manger des œufs à l’oseille et boire du mauvais vin très cher :

« Des littérateurs amoureux du calme et de la verdure, des peintres à la recherche d’un paysage, en avaient fait un centre de leurs réunions. On faisait des mots, on commençait un roman, on esquissait un tableau. Henri Mürger y allait en compagnie de Schaunard, et le charmant auteur de la Vie de Bohème trouvait souvent l’inspiration sous les ombrages du Coup du Milieu. Joannis Guigard, l’amoureux des castels, des armures, des usages du moyen âge, songeait aux chevaliers bardés de fer, aux tours crénelées, aux mâchicoulis, aux herses, aux fossés, aux ponts-levis de cette époque et rappelait que Châtillon, de son nom latin Castellio, devait son origine à des forteresses bâties sur son territoire. Alfred Delvau aimait les arbres, les fleurs, les ruisseaux. Charles Monselet rédigeait les menus. La Bédollière improvisait des chansons ; Pierre Dupont buvait ; Fouque songeait à un article ; un poëte poitrinaire, Armand Lebailly, toussait. Un autre poëte, qui cumulait avec la profession beaucoup plus lucrative d’employé de l’octroi, a écrit la vie de Lebailly, mort très-jeune, et qui a laissé outre des vers fort médiocres, la Vie de Madame de Lamartine et la Vie d’Hégésippe Moreau, œuvres plus sérieuses, qui ont paru dans la collection du Bibliophile français.
Lebailly était protégé par M. E. Legouvé, qui l’aida de sa bourse et de ses conseils. Ce pauvre garçon avait dans son talent une foi profonde, et s’imaginait être le poëte le plus distingué de son temps. […]
A cette époque, Lebailly restait rue Vavin, dans une espèce de maison, dite meublée, dont il occupait un des cabinets les plus dégarnis de meubles.
Fernand Desnoyers, encore un poëte, faisait partie des réunions du Coup du milieu. Un type étrange était le libraire Pick de l’Isère, gesticulant, parlant haut. Les rares passants s’arrêtaient au son de cette voix vibrante, à la vue de ces bras remuant comme un télégraphe aérien, de cette figure maigre, percée de deux yeux noirs et vifs, encadrée de longs favoris noirs. Pick avait une bande de voyageurs qui plaçaient dans les départements des codes, des livres, tous à la louange de l’Empire. Desnoyers a écrit une plaquette : Une Journée de Pick de l’Isère, qui n’a été tirée qu’à une soixantaine d’exemplaires et est aujourd’hui introuvable.
Pick a eu une foule de secrétaires, quelques-uns se sont fait un nom dans les lettres. L’un d’eux – qui n’a jamais été littérateur – entra chez lui en sortant de la maison de détention de Loos, dans le département du Nord, où un jury l’avait envoyé pour le punir de faits qualifiés crimes par le Code. Ce garçon, toujours peu scrupuleux, épousa une femme ayant le double de son âge, mais possédant une fortune considérable. Devenu riche, l’ex-pensionnaire de la centrale se mit à le prendre de très haut et à trancher de l’aristocrate. Malgré tout, quand il tend, d’un air protecteur, le large battoir qui lui sert de main, on voit que ces doigts longs et énormes ont été employés à une besogne rude. Mais beaucoup ignorent qu’ils ont fabriqué des chaussons de lisière. Ce qu’il y a de bizarre, c’est que Pick connaissait parfaitement le passé de cet individu. Il voulut faire un essai qui ne lui réussit pas. […]
Après la guerre étrangère et la Commune, quand les maisons des environs de Paris furent reconstruites, l’auberge du Coup du Milieu resta à peu près seule ruinée. Ses murs abîmés, ses fenêtres brisées, son toit effondré, formaient un navrant contraste avec la végétation vigoureuse du jardin. » [sic]
(Auguste Lepage. Les Cafés politiques et littéraires de Paris. Paris, E. Dentu, s. d. [1874], p. 102-106)



Le Voyage de Sa Majesté l’Impératrice en Corse et en Orient (s. d. [1870], gr. in-8), par Félix Ribeyre, publié quinze jours avant le siège de Paris, fut la dernière pierre du couronnement de l’édifice de la maison Pick :

« Le Gil Blas de la librairie ne perdit pas courage. Pendant qu’on bombardait Paris, il vendait et faisait vendre au rabais sur les trottoirs l’ouvrage contenant le récit des fêtes et des voyages de l’impératrice sur le Nil ; malgré les portraits de la famille impériale, les images représentant les réceptions officielles, Pick persuadait quelques Parisiens encore naïfs que cet ouvrage de luxe était un pamphlet contre les Napoléon ! Et il trouvait le moyen de débiter ses exemplaires à des gens crevant de faim ! »
(Champfleury. Ibid., p. 189-190)

Plus tard, en pleine Commune, monté sur une table encombrée de livres, un volume à la main portant sur sa couverture les armes de la maison impériale, Pick criait à la foule :

« Citoyens ! C’est moi Pick ! Pick de l’Isère, le Gil Blas de la librairie ! Si vous me voyez sur cette place avec ce livre, prêt à vous livrer ma tête ! c’est que, moi aussi, j’ai mangé comme vous le pain noir du siège, comme vous, j’ai donné mon sang à la patrie, et j’ai besoin maintenant de vivre ! Ne regardez pas cet écusson, ne regardez pas ces armes ! Non ! citoyens, regardez plutôt, en consultant ce livre que je ne vends pas, que je donne, regardez ces gravures, chacune est la représentation vivante de vos hauts faits ! Ne faites pas attention à son titre, titre maudit par vous, peut-être ! Mais regardez, en dehors de ce titre, regardez la Patrie ! Ce livre ne rappelle-t-il pas vos faits d’armes d’Alma, de Solferino, vos victoires de Crimée et du Mexique ? Quel que soit le nom sous lequel se sont accomplies ces victoires, ces victoires françaises ne sont pas moins des victoires ! Quel que soit l’homme politique qui vous parle, qui, pendant vingt ans, fut l’historiographe de vos conquêtes, cet homme n’est pas moins un travailleur, terrassé, vaincu, ruiné par sa foi ! Aujourd’hui, c’est le pain qu’il vous demande, cet homme, en vous donnant pour rien, pour la valeur de trois sous, un livre dont les vignettes, le texte, la couverture, la reliure de luxe valent six francs, prix fort ! Oui, citoyens, vu la rigueur des temps, je vous donne pour trois sous ce qui vaut six francs ! Achetez, citoyens, non sur l’étiquette, mais sur ce qu’elle contient, un volume dont vous ne rembourserez jamais les frais matériels ! Non seulement vous ferez une bonne affaire, mais vous ferez une bonne action ! Je suis un travailleur comme vous ! Au nom de la fraternité, achetez-moi ! sauvez de l’abîme un homme qui, pour avoir touché à tout par son activité, par son intelligence, par son bras, par son cœur, par son âme, a besoin de tout le monde dès que le sort a trompé ses espérances. Profitez-en ! Je défie le meilleur citoyen d’entre vous d’être plus digne que moi de votre intérêt. […] Mais c’est assez vous esquisser ma vie ; maintenant que vous me connaissez, achetez-moi, achetez mon fonds ! Tout à trois sous ! A trois sous le volume comme la chanson de l’homme dont je fus l’historiographe, et que je n’ai pas plus le droit de condamner, par reconnaissance, que vous n’avez le droit d’absoudre, par patriotisme ! A trois sous l’Histoire de l’Empire !  A trois sous une histoire qui, sous l’Empire, valait six francs ! Ce n’est pas le prix du papier ! Il ne faudrait pas avoir trois sous dans sa poche pour s’en priver ! A trois sous, trois sous ! »
(Mémoires de Monsieur Claude, chef de la police de sureté sous le Second Empire. Paris, Jules Rouff, 1882, t. VI, p. 168-171)

Le public se jeta sur ses livres, dont les gravures, avec l’éloquence de Pick, avaient tenté les communards, malgré l’horreur du nom que ces livres leur inspiraient.    

Le journaliste Firmin Maillard (1833-1901) rencontra encore Pick, las, fatigué et usé, plaçant ses livres au Havre, quelques jours avant sa mort.


Eugène Pick, dont la chasteté était proverbiale, mourut célibataire, le 24 février 1882, dans sa 60e année, à l’hôpital de la Charité, 47 rue Jacob [VIe, démoli en 1936].

Carte de visite de Eugène Pick, de l'Isère




















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