jeudi 13 décembre 2012

Introduction à une histoire de la bibliophilie

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« Toutes choses sont dites déjà ; mais comme personne n’écoute, il faut toujours recommencer. » 
(André Gide. Le Traité du Narcisse



Étymologiquement, le bibliophile est celui qui aime les livres. Faut-il encore qu’il en possède. Le bibliophile est donc un collectionneur de livres. Mais pas de n’importe quels livres : les livres rares, ou singuliers, ou curieux, et précieux.
Rares, parce que anciens ou à faible tirage.
Singuliers, se distinguant par quelque chose d’extraordinaire.
Curieux, dignes d’intérêt, voire étranges ou étonnants.
Précieux, par leur illustration, leur reliure, leur provenance ou, certes, leur texte.
Enfin, et surtout, collectionneur de livres rares et précieux, mais pour quoi faire ? Pour construire une bibliothèque.
Peu importe que l’amateur lise ses livres ou qu’il n’ait que l’intention de les lire : qui peut prétendre le savoir ? La distinction entre le bibliophile, qui lit ses livres, et le bibliomane, qui ne les lirait pas, est bien arbitraire. Il n’y a pas plus bibliophile que le bibliomane. C’est bien ce qu’écrivait le docteur Gui Patin, inventeur du mot « bibliomanie », dans une lettre à Charles Spon, datée du 20 décembre 1652 ; depuis, les banalités et les contrevérités sur ce sujet n’ont pas manqué.

Les livres anciens ne sont pas seulement faits pour être lus, mais encore pour être étudiés. Le bibliophile les considère aussi sous le rapport historique et sous le rapport archéologique. Il examine l'époque où ces livres ont été composés ; la société dont ils ont fait les délices ; le lieu et la date de l'impression, le nom de l'imprimeur, la nature du papier, les encadrements et les figures dont ils sont ornés ; enfin, la reliure et l'état de conservation des volumes. 

Le mot « bibliophilie », amour des livres, est la traduction fidèle du mot grec « philobiblion », né sous la plume de Richard Aungerville (1287-1345), dit « de Bury », évêque de Durham et grand chancelier d’Angleterre, qui intitula son traité Philobiblion, sive De amore librorum : il en termina la rédaction le 24 janvier 1344 (1345 n.s.). Le mot se retrouve sous cette forme jusqu’au xviie siècle : les bibliophiles étaient encore appelés « Lectori ΦΙΛΟΒΙΒΛΩ » dans l’avis au lecteur du catalogue de vente de la Bibliothèque de feu M. [Jean] Fleutelot, conseiller au parlement de Dijon (Paris, A. Pralard, 1693),  rédigé par l’abbé Claude Nicaise (1623-1701).
Parallèlement, le mot latin, utilisé la première fois par le pasteur hollandais Guillaume Salden (1627-1694), dit « Liberius Christianus », pour sa ΒΙΒΛΙΟΦΙΛΙΑ. Sive de scribendis, legendis & aestimandis libris exercitatio paraenetica (Utrecht, Halma, 1681), fut rapidement repris en français par Gilles Ménage (1613-1692), dans le chapitre XLI de son Anti-Baillet ou Critique du livre de Mr. Baillet (La Haye, E. Foulque et L. van Dole, 1688) : « C’est de cét endroit de Christianus Libérius dans sa Bibliophilie, page 6. que Mr. Baillet a pris ce qu’il dit icy » [sic]
Le mot latin « philobiblius », utilisé par le chanoine français Guillaume Fabritius dans son Philobiblius, sive Dialogus de studio divinarum et humanarum literarum (Poitiers, frères de Marnef, 1536), sera traduit tardivement par l’abbé Pierre-François Guyot Desfontaines dans ses Observations sur les écrits modernes (Paris, Chaubert, 1738, t. XII, p. 240), à propos de la vente de la bibliothèque du comte d’Hoym : « En un mot on y trouve tout ce qui peut être l’objet de la belle passion des Bibliophiles, que les Philosophes & les Ignorans appellent Bibliomanie. » [sic]
Dans l’ « Avis » du Catalogue de la bibliothèque de feu M. [Pierre-Jean] Burette, médecin de la Faculté de Paris (Paris, G. Martin, 1748, t. I), « Bibliotheca quae sistit Bibliophilorum conspectui ac desideriis patens » est traduit par « La Bibliothèque qu’on expose à la curiosité & aux désirs des Gens de Lettres [au lieu de Bibliophiles]» ; mais il est vrai que « Lectori » est traduit par « Avis ».

Le premier, l’écrivain satirique grec Lucien de Samosate composa, vers l’an 169 après J.-C., une diatribe « Contre un ignorant qui achetait beaucoup de livres » (Jean-Baptiste Massieu. Œuvres de Lucien, traduction nouvelle. Paris, Moutard, 1787, t. V, p. 226-260), pour se venger d’un homme riche qui n’avait pas voulu lui prêter un livre :

« Tu prétends être quelque chose en Littérature, parce que tu achètes quelques bons livres ; mais cela te réussit fort mal & ne sert qu’à montrer ton ignorance ; d’abord parce que tu n’achètes pas toujours les meilleurs, & que tu es obligé de t’en rapporter au témoignage des prôneurs qui louent à tort et à travers. Tu n’es que la dupe de ces Fripiers de livres qui te font accroire tout ce qu’ils veulent, & pour qui ta bourse est un fonds sur lequel ils peuvent compter. A quels signes distinguerois-tu les Ouvrages anciens ou estimables, de ceux qui ne sont bons à rien ? Tu n’en peux guère juger que par la moisissure & les trous de vers que tu prendrois pour conseillers. [...] Tu pourrois, à leur exemple, prêter des livres aux autres, mais tu ne saurois t’en servir toi-même. Cependant tu n’en as jamais prêté ; tu fais, à cet égard, comme le chien qui garde à vue un ratelier ; il empêche le cheval de prendre son avoine, que lui-même ne peut manger. » [sic] 

Treize siècles plus tard, vingt ans après la fin de la guerre de Cent ans, parut la  première édition imprimée du Philobiblion (Cologne, 1473, in-4, 48 f., caractères gothiques, 26 lignes à la page), seul traité du Moyen Âge sur l’amour des livres. La première édition française (Paris, in-4, 24 f., caractères romains) porte un achevé d’imprimer du 1er mars 1500 [1501 n.s.]. Dès le « Prologue », Richard de Bury exprime sa passion des livres :

« À la vérité, cet amour qui tient de l’extase, nous dominait si puissamment, que méprisant les autres biens terrestres, nous n’étions sensibles qu’à la passion d’acquérir des livres. Aussi, pour que notre intention soit appréciée par nos contemporains et par ceux qui les suivront, [...] nous publions ce petit traité [...]. Comme il parle principalement de l’amour des livres, il nous a plu de lui donner agréablement, à l’exemple des anciens Latins, le titre grec de Philobiblion. »

Il y a mille et une façons de traiter de la bibliophilie.
La véritable histoire étant celle des individus, l’histoire de la bibliophilie peut donc être celle des bibliophiles, dont une partie de la vie se lit dans les catalogues de leurs bibliothèques.
Les tâtonnements n’étant pas plus permis en biographie qu’en bibliographie, il faut s'efforcer, à chaque fois que cela est possible, de remonter aux sources, évitant de copier servilement les prédécesseurs. Parmi ceux-ci, quelques-uns ont tenté de traiter le sujet :
- les Techener père et fils, dans leur Histoire de la bibliophilie (Paris, Techener, 1861-1864, in-fol., pl.), inachevée ;
- Gustave Brunet, dans son Dictionnaire de bibliologie catholique (Paris, J.-P. Migne, 1860, in-8) et son supplément (ibid., 1866) ;
Joannis Guigard, dans son Armorial du bibliophile (Paris, Bachelin-Deflorenne, 1870, in-8) et dans son Nouvel armorial du bibliophile (Paris, Émile Rondeau, 1890, in-8) ;
- Michel Vaucaire, dans La Bibliophilie (Paris, Presses universitaires de France, 1970) ;
Jean Viardot, dans le chapitre « Les Nouvelles Bibliophilies » de l’Histoire de l’édition française (Paris, Promodis, 1985, in-4, t. III, p. 343-363) ;
- Yves Devaux, dans L’Univers de la bibliophilie (Paris, Pygmalion, 1988, in-4) ;
Christian Galantaris, dans son Manuel de bibliophilie (Paris, Éditions des Cendres, 1997, 2 vol. in-8) ; t. III, p. 343-363) ;
Yann Sordet, dans L’Amour des livres au siècle des Lumières. Pierre Adamoli et ses collections (Paris, École des chartes, 2001, in-8) et dans l’article « Bibliophilie » du Dictionnaire  encyclopédique du livre (Paris, Cercle de la Librairie, 2002, in-4, t. I, p. 281-286).
Seul Joseph-Marie Quérard avait envisagé, en 1850, de publier une Encyclopédie du bibliothécaire, de l’homme d’études et du bibliophile français, en 15 volumes grand in-8, chacun de 50 feuilles, à deux colonnes, avec un grand nombre de gravures sur bois intercalées dans le texte : faute d’avoir obtenu mille souscripteurs avant d’en commencer l’impression, il ne reste de cette encyclopédie qu’un « Prospectus-spécimen » in-8, de 24 p., avec 6 portraits, imprimé par Firmin Didot.

27 commentaires:

  1. Depuis peu je sais ce que c'est que la bibliophilie, enfin je crois. Etre bibliophilie c'est pour moi sentir le lien entre moi et un passé choisi, le tout par l'intermédiaire des livres, des reliures, des autographes, et bien évidemment et surtout celui des mots.

    Mais comme rien n'est jamais figé ! ... A suivre.

    Bienvenue à ce nouveau blog qui enrichira encore un peu plus la bibliopshère moderne.

    B.
    Bibliomane moderne

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  2. Merci Bertrand.
    Je pense que nous sommes effectivement complémentaires.
    J'aime bien aller au fond des choses et comprendre : raison pour laquelle, après avoir été "collectionneur" de livres anciens et modernes pendant environ quarante ans, je suis devenu "collecteur" de "physiologies bibliophiles".
    Je vis en permanence avec ceux qui ont été nos prédécesseurs et utilise sur les bibliophiles anciens des techniques équivalentes à celles qu'utilise mon confrère Philippe Charlier sur les restes d'Agnès Sorel ou de Diane de Poitiers.
    Mon maître en histoire fut le Dr. Cabanès, c'est tout dire.

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  3. Un blog qui devrait rapidement devenir une référence !

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  4. Bienvenue à ce nouveau blog.
    En espérant que les nombreux billets à venir sur l'histoire de la bibliophilie nous permettent de mieux appréhender la bibliophilie d'aujourd'hui.

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  5. Ce blog servira t-il de brouillon à une édition sur papier de l'histoire de la bibliophilie ? C'est ce que les blogophiles espèrent... Pierre

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    1. J'aime bien cette notion de Blog comme brouillon du livre papier ... ça me fait penser à ma grand-tante qui m'offrait des After Eight au tea time il y a 35 ans ...

      Blague à part, cela ne vous viendrait pas à l'idée des fois que le blog peut aussi être un média à part entière sans forcément penser au livre papier comme ultime recours pour la diffusion de masse ?

      Demanez au Mag du Bibliophile ce qu'il en pense ... s'il était moins axé sur le papier et plus tourné vers le partage en ligne avec les autres blogs ou sites qui traitent du sujet, peut-être existerait-il encore l'année prochaine ...

      B.

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  6. On peut l'espérer, mais je n'en suis pas encore arrivé là, sinon je n'aurais pas ouvert ce blog.
    En outre, il me paraît indispensable d'échanger les avis et informations avec des lecteurs aussi avertis et cultivés que ceux que je lis depuis quelques années sur leurs blogs, pour mieux cerner un domaine immense qui, les événements contemporains le démontrent tous les jours, semble se réduire et revenir aux règles et habitudes anciennes d'un milieu privilégié : serions-nous, en effet,en train de vivre la renaissance d'une bibliophilie de qualité, qui s'était en quelque sorte perdue,et qui avait perdu ses repères, sous prétexte de démocratisation illusoire ?

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  7. Merci pour ce nouveau blog, et vive la démocratisation illusoire, tant que le plaisir reste. Je rentre d'une répétition musicale ou j'ai pu utiliser à bon escient votre citation de Gide, qui s'applique parfaitement à un orchestre amateur, merci. Mais pourquoi la bibliophilie devrait se limiter à une élite de livres et de bibliophiles ? C'est un peu comme si l'on interdisait aux musiciens amateurs de jouer, sous prétexte que cela n'a pas la perfection d'une interprétation professionnelle, si ils prennent du plaisir, c'est très bien. Alors si des bibliophiles prennent du plaisir avec des livres de petits prix, pas parfaits et accessibles laissons les faire, souhaitons leurs qu'un jour avec plus de moyens ils accèdent au top non démocratisé...

    Daniel B.

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    1. c'est pas mal dit Daniel ! Sauf que si la bibliophilie rimait avec argent comme moyen d'atteindre la perfection, cela se saurait. L'argent ne sert qu'à une chose, atteindre ce que tout le monde veut atteindre, par effet de mode. La bibliophilie c'est aussi et surtout une affaire de goût ! Et le goût cela ne s'achète pas !

      B.

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    2. Vous avez raison Daniel, je raisonnais dans l'absolu : tous les constructeurs de bibliothèques devraient pouvoir y mettre, par exemple, "Les Contes" de La Fontaine des fermiers généraux ou un exemplaire de "Notre-Dame de Paris" avec envoi de Victor Hugo, sinon il y manquera toujours quelque chose. .. et aujourd'hui,surtout depuis qu'on a confondu franc avec euro,c'est hélas devenu, non pas improbable, mais impossible : les rarissimes qui le peuvent les mettront au coffre et non dans leur bibliothèque.Et je n'ai jamais eu l'intention de dissuader les autres de prendre du plaisir à construire leur bibliothèque avec leurs moyens : je souhaite, au contraire, leur apporter le petit "plus" de connaisances qui sublimera leur plaisir et participera à la formation du goût des novices en la matière.

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  8. Et un "favori" de plus, un.

    Lauverjat

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    1. Merci pour votre confiance Lauverjat.Je compte sur votre savoir pour compenser mes défaillances.

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  9. Bon vent au demi-Breton: étant moi aussi intéressé par les figures de bibliophiles, je suivrai moi aussi votre blogue avec intérêt: les plus intéressants personnages sont, à mon avis, moins les magnats aux moyens illimités (Rotschild, voire Sickles) que les acheteurs qui, aisés (ce qui est à peu près indispensable à un certain niveau) ont compensé leur (relative) impécuniosité par un thème très restreint ou en devenir (cas de Rochebilière, par exemple, sauf erreur de ma part)…
    Le "magazine du bibliophile" publiait des "portraits de bibliophile" (et aussi le "blog du bibliophile"): ils ont toujours fait partie des articles que je lisais le plus. On en apprend beaucoup sur la "bibliophilie" à partir de ces cas individuels.
    (Guillaumus)

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  10. Tout ça nous met l'eau à la bouche... Vivement la suite !

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    1. le trac du comédien qui va entrer en scène...
      Comment satisfaire tout le monde au premier billet : pari impossible...

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  11. oui, on a hâte... Ceci dit, un portrait de Sicklès corrigerait sans doute une erreur fréquente : il avait des moyens importants sans doute, mais limités, au point de se passer de manger les périodes de fortes acquisitions, faute de liquidités. Enfin, paraît-il : je ne l'ai pas connu personnellement...

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    1. je crois que je vais commencer par des plus anciens : l'histoire c'est aussi de la chronologie.

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    2. Pour Sickles, Chr. Galantaris donne en effet une anecdote de ce genre (il aurait mangé des bonbons pour économiser un repas): mais ne s'agit-il pas d'une forme de lubie, un peu irrationnelle ?
      Il habitait un endroit luxueux, et, même si sa fortune n'était pas immense, elle était vraiment très considérable pour le monde de la bibliophilie, qui attire moins les richissimes que d'autres formes d'art (Florence Gould, une amie de Sickles, avait des moyens autrement plus importants que lui, mais se concentrait sur les arts plastiques, la peinture en particulier).

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  12. Soyez le bienvenu au petit monde des blogs de bibliophilie. C'est une bonne nouvelle la naissance d'un nouveau blog.
    Alfonso.

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  13. Enfin je poste mon commentaire, mais je ne suis pas doué. Je souhaite le meilleur au blog de Jean-Paul, j'y trouverai sûrement matière à enrichir mes connaissances bibliophiliques. un peu d'alchimie ? une pincée de sorcellerie ? mais surement une touche de magie.

    De coeur.

    Frédérick

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  14. Heureux d'avoir de tes bonnes nouvelles, Frédérick : tu sais que je ne suis pas très calé en sorcellerie...mais un peu de magie permet de rêver, alors ...
    et puis, tu pourras participer !

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  15. Très bonne idée ces portraits de bibliophiles des siècles passés!
    Source inépuisable de savoir du livre, et il faut bien le dire, de rêve...
    Longue vie au blog!
    Cordialement,

    Wolfi

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  16. Bonne nouvelle ce blog tout neuf
    Merci
    Thérèse

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