samedi 15 décembre 2012

La Bibliothèque Courtois, ou Les Origines suspectes d'une riche bibliothèque révolutionnaire

Toute biographie devrait commencer par un acte de naissance.
En effet, ici, comme trop souvent, ceux qui se disent « biographes » ont fait naître, sans preuve, Edme-Bonaventure Courtois à Arcis-sur-Aube, dans le département de l’Aube, en 1753 ou en 1754. Vérification faite aux Archives départementales, Edme Courtois est né à Troyes, sur la paroisse Saint-Jean :

« Le 15 juillet 1754. Edme fils de Pierre Courtois me boulanger et de Nicole Bezange sa légitime épouse, né aujourd’hui, a été baptisé le même jour ; le parrain Edme Bouillerot me boulanger et la marraine Anne Donceron épouse de Michel Bezange, lesquels ont signé. »

Reste à trouver d’où vient le second prénom qu’il s’est attribué.

Après avoir fait ses humanités au collège Pithou, dirigé par les Oratoriens de la ville de Troyes, il épousa une Arcisienne en 1776, fixa sa résidence à Arcis-sur-Aube et vendit des sabots chez son beau-père. Quand sa femme mourut en 1787, la rumeur publique l’accusa de l’avoir empoisonnée. Rapidement remarié, il se déclara partisan de la Révolution et parvint à devenir receveur du district d’Arcis. Il commença alors à s’enrichir.
Monté à Paris, il fut employé au garde-meuble de la couronne, avant d’être élu député de l’Aube à l’Assemblée législative en 1791, puis renommé membre de la Convention en 1792. En 1793, il vota la mort de Louis XVI, sans appel, ni sursis.
Après la mort du Roi, Courtois semble être passé en silence à travers les orages de la Révolution, mais n’oublia pas de profiter de certaines situations. Fixé auprès de l’armée du Nord en juin 1793, il  en revint rapidement, accusé de dilapidations et d’avoir chargé son beau-père de fournir frauduleusement des bœufs pour l’approvisionnement de l’armée. Envoyé dans les départements de l’Indre et du Cher au début de l’année 1794, il fit fermer les églises et éloigner les prêtres de leurs fonctions. Compatriote et ami de Danton, donc opposé à Robespierre, il fut chargé de l’examen des papiers de ce dernier, après sa chute le 9 thermidor an II [27 juillet 1794], et rendit en janvier 1795 un très long et très violent rapport, chef-d’œuvre d’enflure et de mauvais goût. Chargé d’une mission dans les départements de la Meurthe et des Vosges, il fit libérer les détenus politiques, mais continua de poursuivre les prêtres. Il entra alors au Comité de sûreté générale, qui remplaça celui de la Terreur, puis passa en octobre 1795 au Conseil des anciens, comme ex-conventionnel. Il fut réélu par le département de l’Aube en 1798, puis une seconde fois en 1799. Il prit une part très active aux événements du 18 brumaire an VIII [9 novembre 1799] et dénonça Barthélemy Aréna (1765-1829) comme ayant voulu assassiner le général Bonaparte, ce qui lui valut d’entrer au Tribunat.

Fortune rapidement faite, il était devenu un des riches propriétaires de Paris : il avait acheté un des plus beaux hôtels du faubourg Saint-Honoré, ayant un magnifique jardin sur les Champs-Élysées, et posséda un moment le château de Montboissier, dans le département de l’Eure-et-Loir, qui appartenait à la fille de Malesherbes, un des défenseurs de Louis XVI à son procès. « Qu’on me méprise, pourvu que je dîne », disait-il, ce qui suffit pour donner une idée de sa moralité. Des accusations de malversations l’obligèrent à sortir du Tribunat en 1802. Un de ses contemporains, qui croyait qu’il était mort depuis quelques années, écrivait en 1815 : « Il possédait tout ce qui fait envie dans le monde, hors ce qui honore. »
Courtois se retira dans son château de Rambluzin, aujourd’hui détruit, à 20 km. au nord-ouest de Saint-Mihiel, dans le département de la Meuse, qu’il avait acheté en 1801. Il s’occupa alors de belles-lettres et d’agriculture, sans abandonner la politique : il devint conseiller municipal et maire de Rambluzin en 1812, conseiller général du canton de Souilly (Meuse) de 1813 à 1815. Au second retour des Bourbons, Courtois tombait sous le coup de l’article 7 de la loi dite « d’amnistie » du 12 janvier 1816, qui excluait de l’amnistie les régicides qui avaient accepté des emplois de « l’usurpateur » Napoléon. Sur le bruit qu’il détenait des effets précieux appartenant à la couronne, il avait eu droit, dès le 9 janvier, à une perquisition de la gendarmerie, qui fut infructueuse. Le jour même du décès de sa seconde femme, le 25 janvier 1816, il tenta d’éviter le bannissement en écrivant au conseiller d’État Louis-François Becquey (1760-1849) pour lui faire connaître qu’il possédait des pièces intéressant la famille royale, trouvées dans les papiers de Robespierre et qu’il offrait au Roi : des lettres, dont une lettre écrite par Marie-Antoinette à sa belle-sœur Madame Élisabeth au moment d’aller au supplice, dite « le testament de la Reine », dont on ignorait totalement l’existence ; un gant ayant appartenu au Dauphin ; un petit paquet de cheveux de Marie-Antoinette. Son entreprise fut vaine, et le 9 février suivant, la gendarmerie fit une nouvelle perquisition chez lui et se fit remettre les pièces, qui furent expédiées à Paris : le 12 février 1816, Louis XVIII faisait officiellement lire le testament de la Reine, simultanément à la Chambre des députés par le comte Élie Decazes, ministre de la Police, et à la Chambre des pairs par le duc de Richelieu. Courtois quitta la France le 20 février 1816 pour Namur, d’où il obtenait le 15 novembre suivant l’autorisation de se rendre à Bruxelles pour raison de santé. Il y mourut presque subitement le 6 décembre 1816.

Edme Courtois possédait une des bibliothèques les plus considérables de France, contrairement à ce qu’il écrivait, le 12 février 1816, au préfet de la Meuse : 

« Ma collection ne contient en grande partie que des ouvrages classiques, grecs et latins, imprimés la plupart en Allemagne, en Hollande, en Angleterre ; en un mot, ce que les littérateurs distingués appellent entr’eux des petits livres, voilà ce qui compose mon trésor, qui me coûte des recherches infinies. »  

Cette bibliothèque fut dispersée en 35 vacations du 3 janvier au 12 février 1820, rue Dauphine n° 20, près le Pont-Neuf, avec un Catalogue des livres composant la bibliothèque de feu M. Edme-Bonaventure Courtois (Paris, J.-S. Merlin, 1819, in-8, xij-444 p., 3.723 articles) :

« Nous ne pouvons nous dispenser d’indiquer parmi une suite fort étendue de beaux classiques grecs et latins, et dans les éditions les plus estimées, le Platon, le Lucien et le Thucydide des Deux-Ponts, papier fort, le Polybe de Schweighæuser, papier de Hollande, la collection des petits géographes grecs, un très-bel exemplaire en mar., de la collection des Œuvres de Cicéron, c. n. variorum, etc. Les volumes sur peau de vélin, de la collection de Didot aîné, dite du Dauphin, nous paraissent aussi dignes d’une mention particulière.
Mais, ce qui distingue plus particulièrement la bibliothèque de M. Courtois, c’est la classe des poètes latins modernes [numéros 1.021-2.161, p. 112-277, collection peut-être unique], que le zèle et l’infatigable patience du propriétaire ont élevée au-dessus de ce que les plus belles bibliothèques des particuliers ont offert jusqu’à présent. […]
Il nous paraît inutile d’appeler particulièrement l’attention sur le n°. 3039 [i.e. 3089] du Catalogue : une suite de lettres autographes et confidentielles de Voltaire, à une personne de la profession de Mademoiselle Quinault, ne peut manquer d’intérêt. » 

Cette vente, dirigée par l’un des plus savants libraires de la capitale, Jacques-Simon Merlin (1765-1835), attira le bibliomane anglais Richard Heber (1773-1833) qui se trouvait alors à Paris.

Ce qui frappe d’emblée le lecteur du catalogue, c’est l’existence d’une collection considérable de reliures de Bozerian « aîné » : 529 lots ! On note en outre 117 reliures de Derome « le jeune », 35 reliures de Bradel « aîné » et 8 reliures de Padeloup.
On découvre aussi 14 reliures d’un nommé Mouillié, relieur ignoré de Fléty, qui était installé dans l’hôtel de la Couture, rue Saint-Jacques. Il fut un des rares relieurs de la période révolutionnaire qui travaillait comme sous l’Ancien Régime. Ses reliures, parfois un peu lourdes, sont généralement bien traitées, et rares à trouver aujourd’hui.

On trouve dans la collection de Courtois 39 exemplaires du xvie ayant appartenu à Jacques-Auguste de Thou († 1617), 5 exemplaires aux armes du comte d’Hoym († 1736), 2 exemplaires de Claude Gros de Boze († 1753), 2 exemplaires de Louis-Jean Gaignat († 1768), 1 exemplaire de Colbert († 1683), 1 exemplaire de l’abbé de Saint-Léger († 1799), 1 exemplaire de l’helléniste Richard-François-Philippe Brunck († 1803)  et 1 exemplaire de la bibliothèque des Rohan-Soubise, livrée aux enchères publiques en 1788.
On trouve aussi, sous le n° 1.383, Sannazarii Opera omnia (Venise, Alde, 1535, in-8), exemplaire de Grolier dans une reliure de Bozerian « aîné » en maroquin rouge, tranches dorées.

Le n° 949 du catalogue, Silii Italii de bello Punico secundo XVII (Lyon, S. Gryphe, 1551, in-16), veau fauve, tranches rouges, aux armes du comte d’Hoym, qui portait le n° 2.050 dans le catalogue Hoym, est aujourd’hui à la British Library.

Enfin, les 37 lettres de Voltaire à Mademoiselle Quinault (n° 3089) ont été achetées par le libraire Antoine-Augustin Renouard (1765-1853), qui les a publiées pour la première fois dans ses Lettres inédites de Voltaire (Paris, Renouard, 1822, in-8).
C’est chez la comédienne Jeanne-Françoise Quinault (1699-1783), dite « Quinault cadette » et que Voltaire appelait « Thalie », que se réunissaient, sous le nom de « Société du bout de banc », Voltaire, d’Alembert, d’Argental, Pont-de-Veyle, Destouches, Marivaux, Moncrif, Crébillon fils, Caylus, Voisenon, Duclos, Maurepas, le marquis d’Argenson, Mademoiselle de Lubert, etc.

18 commentaires:

  1. Un portrait de bibliophile intéressant. Un bibliophile classique en résumé, de son temps. La bibliophilie s'accoquine parfois de sacrés cocos si je puis me permettre ! (sourire).

    B.

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    1. Courtois n'est effectivement pas le seul à avoir eu une moralité défaillante. La bibliophilie n'a heureusement rien à voir là-dedans.

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  2. On voudrait que les bibliophiles éclairés n'aient pas d'ombre à leur réputation. Bel article superbement étayé. Je sens qu'on va sortir grandis des billets de Jean-Paul. Pierre

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  3. il ne pouvait pas être aussi mauvais que çà, puisqu'il avait une belle bibliothèque !

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  4. J'ai lu (est-ce vrai ?) que personne ne suivait son cercueil lors de ses funérailles. Tout le monde ne peut pas se payer ce luxe là ! (sourire).

    B.

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    1. Si, il y avait la police, et ses papiers bruxellois ont été saisis. Son fils fit un procès à l'Etat, en vain, pour les récupérer, mais c'est une autre histoire.

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  5. C'est vrai que 3723 numéros d'une telle qualité, ça fait rêver de nos jours!
    Bon, les ouvrages en latin des auteurs classiques n'ont plus aussi recherchés qu'au 19e, mais quand même!
    Je me pose toujours la même question quand je vois les catalogues Mac Carthy-Reagh, Solar, Pixérécourt, et autre Renouard : que sont devenus ces milliers de livres?
    Dans les bibliothèques publiques, pour beaucoup d'entre eux, c'est certain!
    Mais le reste?
    Ca reste un grand mystère pour moi...
    Cordialement,
    Wolfi

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    1. Je me pose effectivement les mêmes questions, d'où cette recherche profonde dans des catalogues parfois illisibles ou apportant trop peu de renseignements.Depuis, il y a eu plusieurs guerres, des ventes et reventes. Les exemplaires moins recherchés ont été négligés, au point parfois de se retrouver sur un trottoir.Les exemplaires plus précieux et sauvés ont suivi différentes destinées vers des bibliothèques privées ou publiques (le cas ici d'un exemplaire retrouvé à la BL).

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  6. ces catalogues anciens ont deux défauts, je trouve : l'ordre est celui de rangement classique, qui ne facilite pas la recherche... et surtout les descriptions n'en sont pas. Pas moyen de retrouver un exemplaire précis... sauf les exemplaires uniques.

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  7. Bien sûr : maux de tête assuré quand le lecteur y cherche des renseignements qui n'y sont pas.

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  8. Mon grain de sel: Courtois était un latiniste, et, en tant que tel, il ne pouvait ignorer l'origine du "Qu’on me méprise, pourvu que je dîne" (de toute façon connu bien en dehors des amateurs de langues mortes): Oderint dum metuant, "Qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils me craignent", un vers extrait d'une tragédie (Atrée) que Caligula aimait à répéter...
    (Guillaumus)

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  9. Merci Guillaumus.
    Vous nous faites découvrir un des défauts des blogs : le limitation du volume des "billets" qui ne peuvent être que de la taille des billets. Mon "dossier Courtois" rédigé comporte 6 pages ...il fallait se cantonner aux plus bibliophiliques, choix difficile. Heureusement que le "latiniste de garde" était là !

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  10. Maintenant quand je dirai d'un client bibliophile qu'il est très courtois, j'aurai parfois un sourire en coin que seuls les initiés pourront comprendre.

    merci pour ce portrait

    Daniel B.

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  11. Il suffit de partir 8 jours chez nos cousins canadiens et paf ! Jean Paul en profite pour sortir un blog ! :)
    J'ai lu ce billet et le précédant. Passionnant !
    La morale de celui-ci est que la Révolution favorise l'enrichissement et l'enrichissement favorise la Bibliophile, donc la Bibliophilie est révolutionnaire ! :)

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