mardi 29 janvier 2013

L’ Identité révélée du marquis de Bruyères-Chalabre

Tous les dimanches, le marquis de Chalabre déjeunait chez Pixerécourt. Là, il retrouvait Nodier, le Bibliophile Jacob et le marquis de Ganay. Jaloux des livres de Pixerécourt, qui refusait de les lui vendre, le marquis s’était vengé en achetant, non pas à la vente de Madame de Castellane (1834) comme il a été raconté [le marquis de Chalabre était décédé depuis deux ans], mais directement à Mathieu de Villenave (1762-1846), une lettre autographe signée de Henri IV à la marquise de Verneuil, sans date, que Pixerécourt ambitionnait d’avoir depuis dix ans.
« N’importe ! dit Pixerécourt, furieux : je l’aurai !
-          Quoi ? demanda le marquis de Chalabre.
-          Votre autographe.
-          Et quand cela ?
-          À votre mort, parbleu ! »
Et Pixerécourt tint parole. À la mort du marquis de Chalabre, il acheta l’autographe.

La bibliomanie peut aller jusqu’au délire. Le marquis de Chalabre, ambitionnant d’avoir une Bible que personne n’eût, tourmenta Nodier pour qu’il lui indiquât un exemplaire unique. Nodier fit mieux : il lui indiqua un exemplaire qui n’existait pas. Le marquis se mit aussitôt à la recherche de cet exemplaire. Plus la Bible était introuvable, plus le marquis mettait d’ardeur à la trouver. Les recherches durèrent trois ans, en vain.
Un jour, on apporta au marquis de Chalabre une Bible. Ce n’était pas la Bible indiquée par Nodier : elle n’était pas unique, mais seulement le second exemplaire connu. Le marquis l’acheta néanmoins, moyennant la somme de 2.000 fr., la fit relier et la mit dans une cassette particulière.

Le marquis de Chalabre devint amoureux de Anne-Françoise Boutet (1779-1847), comédienne connue sous le nom de « Mademoiselle Mars ». Celle-ci lui trouvait bonne façon et beaucoup d’originalité, mais sa figure ombragée d’une barbe noire, son teint cadavéreux, ses deux yeux brillants et renfoncés dans leur orbite ne la réjouissaient que médiocrement, et elle l’avait surnommé « le beau ténébreux ». Il la suivait dans toutes les villes où elle jouait, l’invitait à souper et l’accablait de présents, qu’elle refusait le plus souvent : fortes sommes en billets de banque, une très belle maison de campagne à Sceaux, un exemplaire des Lettres choisies de Madame de Sévigné (Paris, Bossange et Masson, 1815, 2 vol. in-12), avec l’ex-dono anonyme sur la garde « Quand on aime, on se plaît à l’écrire », etc. À cette époque, Mademoiselle Mars n’était pas libre, et cette poursuite obstinée pouvait amener quelques ennuis. C’est ainsi qu’un soir, au théâtre, le marquis vint chercher querelle au colonel Antoine-Fortuné de Brack (1789-1850) : l’affaire se termina heureusement à l’amiable.

Le marquis de Chalabre commença très tard à acheter des livres, à la vente Duriez (1827), puis des autographes, à la vente Techener (1831). Il ne regardait pas à payer ce qu’il désirait.
Sur la fin de sa vie, il avait pris Thouvenin en grippe, persuadé que le relieur, qu’il avait chargé de réparer un exemplaire du comte d’Hoym, lui avait changé son exemplaire.
Quand il mourut, le marquis laissa sa bibliothèque à Mademoiselle Mars. Celle-ci pria Merlin de classer les livres du défunt et d’en faire la vente. Un jour, Merlin entra chez Mademoiselle Mars avec 30 ou 40.000 fr. de billets de banque à la main : il les avait trouvés dans une espèce de portefeuille pratiqué dans la reliure de la Bible presque unique.
La vente du cabinet du marquis eut lieu du 6 au 25 mai 1833, en 17 vacations : Catalogue des livres imprimés et manuscrits et des autographes, composant le cabinet de feu M. de Bruyères Chalabre (Paris, J.-S. Merlin, 1833, in-8, [2]-4-136 p., 920 lots de livres et 570 lots d’autographes). 

« Le beau cabinet dont nos publions le catalogue n’est que le commencement d’une bibliothèque que M. de Bruyeres Chalabre se proposait d’étendre, lorsque la mort est venue le frapper dans un âge encore peu avancé. On s’étonnera sans doute de trouver déjà, dans une réunion dont il ne s’occupait sérieusement que depuis quelques années, un aussi grand nombre de raretés bibliographiques, et dans quelques parties un ensemble qui ne s’obtient guère que lentement. Mais M. de Bruyeres Chalabre, riche, ami du beau et impatient de jouir, ne suivait pas seulement la marche ordinaire des ventes pour y arrêter les belles choses qui s’y présentaient, il pénétrait dans les cabinets des amateurs, et souvent il leur arrachait, à force d’argent, les objets dont ils étaient le moins disposés à se dessaisir. C’est avec de tels sacrifices que sont entrés dans son cabinet une partie des manuscrits et des éditions anciennes, ainsi que les beaux Elzeviers qui en font un des principaux ornemens ; c’est ainsi encore que s’est formée, en moins de trois années, la collection d’autographes qui termine le catalogue, collection aussi précieuse dans son ensemble que curieuse dans ses détails, et la plus belle qui ait encore paru en vente. […]
Les livres qui sont en reliûres anciennes sortent, pour la plupart, des bibliothèques de De Thou, de Colbert, de Longepierre, du comte de Hoym, de Girardot de Préfond, de Gaignat ; les reliûres des Deseuil, des Padeloup, des Derome, y abondent ; les reliûres modernes sont presque toutes des premiers ateliers de la capitale. » [sic]

5. Biblia (latina) cum summariis (Paris, Fradin et Picard, 1497).  In-fol., goth., réglé, mar. r., dent., tr. dor., signature « M. Stuart » sur le titre, 105 fr. Ex. de Duriez (n° 8).
94. Le Miroir de l’humaine salvation, traduction française du Speculum humanae salvationis de Vincent de Beauvais. In-fol. relié en bois, recouvert de v. f. chargé d’ornements à froid, avec coins, clous et fermoirs en cuivre. Très beau manuscrit du xve siècle, sur peau de vélin, orné de 168 miniatures en or et en couleur. Provient de la bibliothèque de Duriez, à la vente duquel il fut payé 2.860 fr. Adjugé 1901 fr. à Crozet.
128. Lactantii Firmiani de divinis institutionibus adversus gentes Libri VII (In Monasterio sublacensi, 1465). In-fol., mar. r., fil., tr. dor., 1.550 fr. à Techener. Première édition de Lactance, et premier livre imprimé avec date en Italie, rarissime, ex. de Renouard vendu 80 liv. st. à Londres en 1830.
139. Traité de la nature et de la grâce, par Malebranche (Amst., Dan Elzevir, 1680) avec Esclaicissement, par le même (Amst., veuve Dan Elzevir, 1681).  In-12, réglé, mar. r., fil., tr. dor., Duseuil, 43 fr. Ex. de Nodier, avec  « Le seul exemplaire connu où se trouve la seconde partie » de sa main.

149. Des. Erasmi rot. Ecclesiastae sive de ratione concionandi libri quatuor (Basilae, in offic. Frobeniana, 1535). In-fol., v. f., à compartim., tr. dor., 49 fr. 05 c. (Nugent, 1826, 120 fr. Coste, 1854, 530 fr.). Ex. de Grolier avec titre et nom seulement, contrairement à ce qu’annonce le catalogue (« avec sa devise »).
153. Thomae à Kempis, de Imitatione Christi Libri IV (Lugd. [Bat.], Joh. et Dan. Elzevirii, absque anni nota). In-12, mar. r., fil., doublé de tabis, tr. dor., Derome, 153 fr. 05 c. Ex. de Renouard. 
187. Traité de l’existence et des attributs de Dieu (Amst., J. F. Bernard, 1727). In-12, réglé, 3 vol., mar. r., fil., tr. dor., Padeloup, 86 fr. 50 c. Ex. du comte d’Hoym avec la signature de Guyon de Sardière.
265. Le comte de Gabalis, ou Entretiens sur les sciences secrètes, par l’abbé de Villars (Paris, Barbin, 1670). In-12, mar. r., doublé de mar. vert, tr. dor., 42 fr. 50 c. Ex. de Longepierre, portant sa signature.



284. Mutus Liber (Rupellae, P. Savouret, 1677). In-fol., fig., v. f., fil., tr. dor., 18 fr. Rare.
291. Le Miroir d’alquimie de Rogier Bacon, avec Rogier Bachon, de l’admirable pouvoir et puissance de l’art et de nature, et L’Elixir des philosophes, attribué au pape Jean XXII (Lyon, Macé Bonhomme, 1557). In-16, mar. v., dent., tr. dor, 30 fr. Ex. de Gaignat.



304. Catalogue raisonné de coquilles et autres curiosités naturelles, par Gersaint (Paris, 1736), avec Catalogue d’une collection considérable de curiositez de différens genres, par le même (Paris, 1737). In-12, mar., r., fil., tr. dor., aux armes du Dauphin, avec prix, 10 fr. 50 c.
342. Les Dix Livres d’architecture de Vitruve (Paris, Coignard, 1673). In-fol., fig., mar. r., fil., tr. dor., aux armes de Colbert, 43 fr.
350. Le Roy Modus des deduitz de la chace (Paris, Guill. Lenoir, 1560). In-8, fig. en bois, mar. bl., fil., tr. dor., Thouvenin, 49 fr. 95 c.
355. Traité de la relieure des livres, par Gauffecourt (1763), d.-rel., très rare, tiré à 12 ex., 15 fr. 60 c.
395. Stephani Doleti Orationes duae in Tholosam (S. l., s. n., s.d. [Lyon, Gryphius ?, 1534]). In-8, v. f., fil., le plus rare des livres de Dolet, 16 fr.
429. Q. Horatii Fl. Poemata (Amst., Dan. Elzevir., 1676). In-12, vél., non rogné, 150 fr. Payé 280 fr. à la vente Bérard.
436. Les Odes d’Horace en vers burlesques (Leyde, J. Sambix [Elzevir], 1653). In-12, mar. citr., dent., non rogné, très rare, 64 fr. 50 c.
486. Francisci Philelfi satyrarum hecatosticon decades X (Mediolani, per Christ. Valdarpher, 1476). In-fol., d.-rel., dos de mar. r., première édition fort rare, 290 fr. Ex. de Renouard payé à Londres 33 liv. sterl. en 1830.
501. Constant. Hugenii Momenta desultoria (Lugd.-Batav., Bonav. et Abr. Elzevirii, 1644). In-8, mar. vert, fil., tr. dor., rel. anc., signature de J. Racine, 19 fr. 50 c.
595. La Célestine (Paris, G. Robinot, 1578). In-16, réglé, mar. bl. à compart., tr. dor., quelques piqûres, aux chiffres de Louis XIII et d’Anne d’Autriche, 32 fr.
598. Les Amours pastorales de Daphnis et Chloé (Paris, Quillau, 1718). In-8, mar. vert à riches compart. en mosaïque, doublé de tabis, tr. dor., 180 fr. 95 c. Ex. Renouard payé 10 liv. sterl. à Londres en 1830.
674. T. Ciceronis Opera (Lugd. Bat., ex offic. Elzevir., 1642). In-12, 10 vol., mar. bleu, dent., doublés de moire, tr. dor., Derome, 341 fr. Ex. Renouard, avec quelques défauts.
677. L. Ann. Senecae philosophi Opera omnia (Lugd.-Bat., Elzevirii, 1640). In-12, réglé, 3 vol., vél. Avec Joh.-Fred. Gronovii ad L. et M. Ann. Senecas Notae (Lugd.-Bat., ex offic. Elzevir., 1649), réglé, plié. Non rogné, 500 fr.
753. L’Histoire de Cyrus, roi de Perse. In-fol., mar. bleu, dent., Bozerian jeune, 715 fr. Manuscrit du xve siècle, sur vélin, avec 7 miniatures.
765. Titi Livii Historiarum Libri (Lugd.-Bat., ex offic. Elzevir., 1634, 3 vol.), avec Joh.-Fred. Gronovii in Titum Livium notae (Lugd.-Bat., Elzevirii, 1645, 1 tom. en 2 vol.), avec Supplementorum Livianorum Decas (Holmiae, Janssonius, 1649, 1 vol.). Les 6 vol. in-12, mar. bleu, dent., doublés de tabis, tr. dor., 109 fr. Ex. Renouard.
779. C. Jul. Caesaris Commentarii (Venetiis, Nic. Jenson, 1471). In-fol., mar. bleu, à compart., mors et bords de mar. bleu, tr. dor., Bozerian jeune, 400 fr. Ex. payé à Londres en 1830 à la vente Renouard, 23 liv. st. et 2 sch.
793. P. Cornelii Taciti ab excessu Augusti annalium libri sedecim (Lugd., Haeredes S. Gryphii, 1559). In-16, mar. bl., fil., tr. dor., aux armes du comte d’Hoym, 17 fr. Le catalogue d’Hoym ne porte pas cette édition pour la raison que cet exemplaire est remboîté.
809. Figures des monnoyes de France, par J.-B. Haultin (1619). In-4, mar. bleu à compart., doublé de tabis, tr. dor., fort rare, 99 fr. Payé 7 liv. st. 17 sch. à Londres en 1830, à la vente Renouard.
818. Les Mémoires de Phil. de Commines (Leyde, Elzeviers, 1648). In-12, mar. r. à compart., mors et bordures de mar., tr. dor., [reliure assez laide] 107 fr. Haut de 5 pouces 1 ligne.
823. Le Cabinet du roy de France, par N. D. C. [Nic. Barnaud] (1581). In-8, réglé, mar. vert à riches compart., tr. dor., aux chiffres de Louis XIII et d’Anne d’Autriche, 66 fr.
829. Histoire de France et des choses mémorables advenues aux provinces estrangères (Paris, Métayer, 1605). In-4, réglé, mar. r., couvert de fleurs de lis, tr. dor., aux armes et au chiffre de Marie de Médicis, 26 fr. 50 c.
840. Mémoires du duc de La Rochefoucauld et de M. de La Chastre (Villefranche, 1702). In-12, mar. r., fil., tr. dor., aux armes du comte d’Hoym, 49 fr. 95 c.
844. Remarques curieuses sur plusieurs songes de quelques personnes de qualité (Amst., Jac. Le Jeune, 1690). In-12, mar. vert, fil., tr. dor., Derome, 65 fr. 05 c.
856. La Ville et la République de Venise, par le chev. de Saint-Disdier (La Haye, Adr. Moetjens, 1685, 4e édition). In-12, v. gris, dent. à froid, non rogné, Simier, 97 fr. Ex. de Nodier, avec note de sa main qui restitue à Dan. Elzevir cette édition.
894. Manuel du libraire et de l’amateur de livres, par Brunet (Paris, 1820). In-8, 4 vol., d.-rel., dos de v. bleu, papier fort, 85 fr.

La première grande collection d’autographes qui ait été mise en vente fut celle du marquis de Chalabre, « formée en trois années, à force d’or, par un amateur qui n’aimait pas à attendre. » Elle était surtout riche à partir de Louis XIII et dans la série des rois et maîtresses, chronique d’alcôve et de cour.

Il y eut un supplément à ce catalogue, sous le titre de Notice de livres et d’autographes dépendans du cabinet de feu M. de Bruyères-Chalabre (Paris, J.-S. Merlin, 1833, in-8, [2]-9-[1 bl.] p., 35 lots d’imprimés et 87 lots d’autographes), dont la vente se déroula en deux vacations, les 31 mai et 1er juin 1833.

Qui était donc ce marquis de Chalabre bibliophile ?
Tout le monde en a parlé, souvent d’une manière anecdotique ou erronée : Eugène Roger de Beauvoir dans la Revue de Paris, Charles Nodier dans le Bulletin du bibliophile, Élisa Aclocque dans ses Souvenirs anecdotiques sur Mademoiselle Mars, Alexandre Dumas dans Les Mariages du Père Olifus, Paul Dupont dans son Histoire de l’Imprimerie, Madame Roger de Beauvoir dans ses Confidences de Mlle Mars, Mathurin de Lescure dans ses Autographes, le baron Pichon dans des notes publiées dans le Bulletin du bibliophile, Gabriel Hanotaux dans ses Bibliophiles, etc.
Personne ne s’est soucié de transmettre son identité véritable.

Après avoir eu soin de ne pas le confondre avec Roger, dit « le comte de Chalabre », administrateur des jeux de Paris, on découvre qu’il s’agit de Jean-Marthe-Félicité de Bruyères, marquis de Chalabre. Il était d’une très ancienne famille ayant pris son nom de la terre de Bruyères (Essonne), près d’Arpajon. Après la guerre contre les Albigeois et le partage des domaines du comte de Toulouse, cette famille reçut dans son lot la principauté de Chalabre (Aude), près de Carcassonne. Ses armes étaient « D’or, au lion de sable, armé et lampassé de gueules, la queue fourchée et passée en sautoir. »



Le marquis de Bruyères-Chalabre est né à Paris, le 26 juillet 1785, fils de Jean-Louis-Félicité de Bruyères-Chalabre (1762-1838), ancien chef d’escadron et député de l’Aude, et de Anne-Françoise Bouret d’Érigny (1764-1785). Il mourut à Paris, le 28 mai 1832.  


4 commentaires:

  1. Il n'y a, semble t-il, que l'amour des femmes qui puisse nous séparer de l'amour des livres et ce même amour qui nous pousse à effeuiller les unes et à collectionner les autres... Pierre

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    1. Pierre se fait poète après 22 h.n'y-a-t-il pas en effet un peu de poésie et de rêve en Bibliomanie, ce pays sans frontière ?

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  2. Sa collection de Marot en maroquin doublé est entrée dans les annales!
    Assez prodigieux...

    Wolfi

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    1. Effectivement.
      La collection Chalabre est surtout caractérisée pr ses beaux Elzeviers. Les Oeuvres de Cl. Marot, éditées à Paris mais surtout à Lyon, en maroquin rouge, bleu, vert ou citron, doublé de maroquin rouge, constituent les numéros 524 à 531 du catalogue et ont été adjugés entre 10 et 89 fr.

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