D’une famille alliée aux Colbert, Joseph-Antoine Hédouin de Pons-Ludon (Reims, Marne, 5 février 1739-27 octobre 1817), du nom d’un pré situé entre Reims et Cormontreuil (Marne) qui avait appartenu à son grand-père maternel, signait « Hédoin », du nom du séducteur d’une fille de Charlemagne assassiné sur ordre de Louis le Débonnaire : le jeune Joseph-Antoine avait lu cette anecdote dans l’Histoire de France de l’abbé Velly (Paris, Desaint et Saillant, 1755, t. II, p. 2) et avait tellement admiré le bonheur d’ « Hédoin », amant favorisé d’une fille de Charlemagne, qu’il retrancha la voyelle « u » de son nom, pour devenir l’homonyme du seigneur carolingien. Mais cet acte d’originalité ne fut imité par aucun des membres de sa famille, qui ont toujours signé « Hédouin ».
Né dans une maison située au coin de la rue de la Clef et de la rue de l’Ermitage, sur la paroisse Saint-Pierre, Joseph-Antoine avait fait des études au Collège des Bons-Enfants, puis s’était engagé dans les gendarmes de la garde ordinaire du Roi. Il eut ensuite une vie militaire assez intense, allant jusqu’à Saint-Domingue avec un régiment de volontaires américains : il servit sur mer en 1757 sous le capitaine François Thurot (1727-1760), corsaire qui troublait le commerce anglais dans la Manche ; il se trouva à la bataille de Crévelt (Rhénanie) en 1758 comme officier dans le régiment d’Eu ; il devint aide-major en 1763 dans le régiment de Bourges, ville où il resta trois ans ; en 1771, il fut nommé lieutenant dans le régiment provincial de Champagne. Il rentrait quelquefois au pays, où il possédait des vignes à Thil (Marne) et à Cormicy (Marne) et une maison à Reims, 4 rue Saint-Hilaire, juste avant son débouché sur la rue de l’Échauderie :
Plan Legendre (1769) |
c’était une petite maison à deux niveaux du xvie siècle, à l’architecture intéressante mais vétuste, dont les étroites fenêtres sans rideaux étaient ornées de sculptures gothiques lépreuses.
Là, entouré de ses livres, il lisait les gazettes et écrivait.
Un jour de 1763, il commanda un ex-libris au Rémois Simon-Nicolas Varlet de Semeuze (1738-1804) : un écusson écartelé aux armes de cinq familles rémoises, dont les Colbert et les Rogier, surmonté d’une couronne de marquis, accompagné sur les côtés d’attributs guerriers avec palmes et branche de chêne, et posé sur le titre « EX LIBRIS HEDOUIN ». Il publia anonymement deux textes qui ne passèrent pas inaperçus : en 1766, un placard intitulé Livres nouveaux, qu’il avait fait imprimer sur deux colonnes à Tournai, qui attaquait des personnalités honorablement connues en leur attribuant des titres diffamatoires ; en 1768, un Essai sur les grands hommes d’une partie de la Champagne, daté d’Amsterdam mais imprimé à Reims, qui raillait les origines de certaines familles. À cette époque, il lui était arrivé de déambuler parmi des cruches qu’il avait fait placer devant l’Hôtel de Ville et de répondre aux interrogations des passants : « Je me promène dans le Conseil de Ville ».
Revenu définitivement à Reims après une destitution en 1773 qu’il ne cessa de juger arbitraire, il multiplia ses interventions contre les abus de pouvoir et finit par être incarcéré, à deux reprises, au château de Ham (Somme). Pendant son séjour dans cette prison, son cousin Jean-Baptiste-Antoine Hédouin (1749-1802), chanoine régulier de l’abbaye de Prémontré, publia anonymement Esprit de Guillaume-Thomas Raynal (Londres, 1782, 2 vol.), qui fut aussitôt saisi et le libraire menacé de la Bastille s’il ne nommait l’auteur. Celui-ci alla voir son parent à Ham et l’engagea à s’avouer l’auteur du livre incriminé, ce que Joseph-Antoine accepta : il envoya une déclaration au censeur de la police et garda le secret jusqu’à la mort de son cousin.
En 1778, il avait acheté la charge de Conseiller du Roi, son rapporteur du point d’honneur au tribunal des maréchaux de France au bailliage d’Épernay (Marne). Il épousa dans cette ville, le 11 avril 1780, Marie-Françoise-Clémentine Malavois, fille fortunée d’un Conseiller du Roy, lieutenant particulier au dit bailliage, descendant d’un héros de la septième croisade (1248-1254), qui possédait une maison à Épernay et des vignes à Ay (Marne) et à Mareuil-sur-Ay (Marne) .
Après la Révolution, Joseph-Antoine se fit remarquer par son dévouement lors des massacres de septembre 1792 à Reims – sauvant du massacre, au péril de ses jours, une mère de famille –, ainsi que par sa participation sans succès à plusieurs élections et par le renouvellement périodique de ses réclamations d’ « officier spolié en 1773 ». Il fut arrêté en 1794 sur ordre du Conventionnel Jean-Baptiste Armonville (1756-1808), sous prétexte de propos contre-révolutionnaires, et passa quatre mois à la prison de Bonne Semaine, rue Vauthier-le-Noir. En l’an VIII, il écrivit en vain au Premier Consul Bonaparte, pour obtenir le poste de bibliothécaire des Invalides.
« L’apôtre et martyr de la vérité » finit son existence excentrique et agitée au milieu de ses livres. Il avait rédigé son épitaphe :
« Ci-gît sous ce triste cyprès
Un homme de tous les mérites.
Il fut médisant, mais exprès
Pour démasquer les hypocrites. »
On formerait un très gros volume avec tous les madrigaux, épigrammes, épitaphes, épithalames, satires et chansons dont il fut l’auteur.
Le benjamin de ses trois fils, Aubin-Louis Hédouin de Pons-Ludon (Épernay, Marne, 24 mai 1783-Reims, Marne, 29 novembre 1866) commença ses études sous la direction de son père, dans l’admiration des philosophes et des encyclopédistes. Envoyé tout naturellement à l’École militaire de Brienne-le-Château (Aube), il renonça par la suite au service militaire et utilisa sa prodigieuse mémoire à l’étude des langues – latin, grec, allemand, italien, espagnol et anglais –, de l’étymologie, de l’histoire et surtout de la géographie.
Dès 1802, il présenta à l’abbé Antoine Bertin (1761-1823), curé de Saint-Remi et auteur de plusieurs ouvrages pour l’instruction de la jeunesse, une liste de 104 fautes relevées dans ses Éléments de géographie. Ses connaissances en cette dernière matière lui valurent l’amitié du géographe Konrad Malte-Brun (1775-1826), qui apprécia ses critiques des dictionnaires de Boiste et de Vosgien au point de les publier dans ses Annales des voyages (Paris, F. Buisson, 1811, t. 13, p. 365-376, et t. 15, p. 282-288). En 1814, Aubin-Louis fustigea l’hypocrisie de certains écrivains dans son Apologie de Buonaparte, ce qui lui valut, l’année suivante, d’être condamné à trois mois de prison
et une Réponse à l’auteur anonyme de l’Apologie de Bonaparte de la part de l’avocat et journaliste Adrien-Joseph Havé (1739-1817) qui fit alors de lui un portrait sans concession.
Accueillant favorablement la révolution de 1830, Aubin-Louis entra dans les rangs de la Garde nationale, montant sa garde avec le costume républicain d’un élève de l’école de Mars en 1794 : la gravure l’a popularisé au moment où il jure de vivre libre ou de mourir.
En 1835, il écrivait à sa cousine Augustine, dont il avait été amoureux :
« les Rhémois ont répandu le bruit de ma richesse, de mon opulence même, dans l’espoir d’exciter la cupidité de la canaille pour piller ma maison, et pour détourner les personnes qui désireraient prendre de mes leçons, ou m’acheter des livres, par cette réflexion :il est célibataire, trop riche, n’a besoin de rien, ce serait un crime de faire gagner de l’argent à cet avare-là.
Ce n’est pas pour le plaisir de propager mes connaissances que j’ai donné des leçons, mais bien pour acquérir de l’or dont j’ai le plus pressant besoin. Avant la révolution de juillet, j’avais pour ennemis les prêtres, les nobles, les magistrats, enfin tous ceux que nos imbécilles français regardent comme les honnêtes gens, ou gens comme il faut ; depuis cinq ans, j’ai eu la gloire de conserver tous mes ennemis & d’acquérir de plus tous les partisans du Napoléon de la paix. Aussi je n’ai pas gagné en 5 ans autant d’argent qu’en une seule année du règne de Napoléon.
Il m’est impossible de mettre ma recette au niveau de ma dépense, & j’attends avec impatience l’âge heureux de 60 ans, qui me permettra de placer mes débris à rente viagère, pour pouvoir végéter dans la bonne ville de Rheims, peuplée de 36,000 scélérats, voleurs, hypocrites, méchants, envieux, imbécilles, ignorants et banqueroutiers. » [sic]
Cette même année, il publia un Errata pour servir de Corrigé à l’ouvrage intitulé : Les 86 Départemens de la France et ses colonies, par J. Lefebvre, dans le but « de démasquer un ignorant », ce qui provoqua une réplique insolente de l’auteur contre laquelle il publia Mon Apologie, où il déclare : « je suis parvenu à une supériorité incontestable, et seulement contestée par les sots et par les ignorants. »
De son père, Aubin-Louis avait donc hérité le caractère, mais aussi une importante bibliothèque qui se trouvait au 1er étage de la maison :
« dans une sorte de sanctuaire sombre et empoussiéré où s’empilaient en un fatras de bric-à-brac, des livres de tous âges, de toutes valeurs, de toutes provenances, rangés sans ordre ni classement sur des rayons, ou jetés pêle-mêle dans des bannettes d’osier, sur des tables ou des chaises » et dans une autre « vaste pièce qui lui servait de salon, salle à manger, bibliothèque et chambre à coucher. C’est là qu’il recevait, lisait, mangeait dormait … Là étaient les vitrines, les armoires de chêne, les bahuts recouverts de tapisserie qui contenaient les livres de choix et les portefeuilles bondés de gravures et débordant de paperasses. »
De l’entrée jusqu’au grenier, tout était garni de rayons pliant sous le poids des volumes, les escaliers comme les murs. On y trouvait des ouvrages de théologie, de sciences naturelles, à figures, de poètes anciens, de théâtre, de polygraphes, de voyages, d’histoire, sur la Révolution, de mémoires, sur les provinces, d’art héraldique, d’antiquités, de numismatique, de bibliographie, etc. Une fois par an, il y réunissait les littérateurs rémois. Il y recevait aussi tous ceux qui, par curiosité ou intérêt, frappaient à sa porte. Aubin-Louis ne vivait que pour les choses de l’esprit. Les préoccupations de sa vie, que d’aucuns qualifièrent fort maladroitement de monotone, étaient la lecture, la visite des libraires, dont il était souvent le courtier sans titre, et la mise en ordre du catalogue des livres d’une bibliothèque.
C’est ainsi que le 9 décembre 1842, il était à la vente des livres de Nicolas Cirier (1792-1869), ancien correcteur à l’Imprimerie royale, qui avait été déplacée de la salle des ventes de la rue Colbert à la librairie d’Alexandre Cordier, rue de l’Ecrevisse, où était distribué Le Plus Étonnant des Catalogues (Reims, impr. Luton, s.d., in-8, 32 p.).
Ce catalogue présentait une numérotation fantaisiste des 564 livres imprimés, dont 26 qui n’étaient pas à vendre étaient entre parenthèses, 39 favoris étaient marqués d’une croix mortuaire et d’autres en langue proconchie, langue des académiciens de Petapa dans Le Bachelier de Salamanque de Lesage, avec quelques prix et de nombreuses déclarations annexes. Cette vente, a priori imaginaire, fut effectivement réalisée. Six jours avant la vente, le libraire avait écrit à Cirier :
« Il ne faut pas se faire d’illusion du côté des Rémois : vous savez qu’ils ne sont rien moins qu’amateurs de livres et qu’ils achettent plus tôt pour le plumage que pour le ramage. » [sic]
C’est ainsi qu’en 1843, il dressa le catalogue de la bibliothèque de Henri Jacob, composée d’environ 1.500 volumes parfaitement reliés, dont la vente eut lieu dans la salle de la rue Colbert.
Aubin-Louis vécut toutefois dans les soucis matériels : chaque jour il allait vider son seau hygiénique dans le fossé des remparts ; l’hiver, il s’échauffait en faisant faire à son bois l’aller et retour du grenier à la cave. Vieillissant, toujours à cent lieues des modes de vie de ses contemporains :
« On
le voyait circuler en ville d’un pas encore alerte, la tête couverte d’une
casquette plate placée de travers sur de longs cheveux dont les mèches
grisonnantes avaient déposé un épais vernis sur le col d’une longue lévite
couleur olive, à boutons métalliques.
Les
basques relevées de cette houppelande laissaient entrevoir de vastes poches de
lustrine, ballottant sous le poids des livres qu’elles contenaient ; un
pantalon à pont de même couleur, boutonné au-dessus de la cheville, livrait
passage à des bas bleus qui s’engouffraient dans de vastes souliers lacés. Son
costume se complétait d’un large gilet rayé recélant dans les profondeurs de
ses poches une énorme montre en cuivre, de la famille des bassinoires, dont la
breloque d’acier, toujours flottante, suivait tous les mouvements de son corps.
Sa main droite s’appuyait généralement sur un énorme gourdin, de ceux qu’on
désignait jadis sous le nom de juge-de-paix, ou rosse-coquin, et qui datait des
beaux jours de la jeunesse dorée. Invariablement pendait à son bras un large
panier couvert, où il entassait pêle-mêle, avec des livres et des brochures, du
pain, des œufs durs, de la viande cuite au four, qui formaient sa nourriture
exclusive, car il ne faisait pas de cuisine et n’allumait jamais de feu, même
pendant les froids les plus rigoureux. » [sic] (V.
Diancourt. « Deux originaux rémois. Les Hédoin de Pons Ludon, 1739-1866 »
In Les Travaux de l’Académie nationale de
Reims. Reims, F. Michaud, 1885, 75e vol., p. 383-384)
Cette description du « Bibliophile rémois au xixe siècle » est conforme à la caricature, sans visage, dessinée par Jean-Hubert Rève (1805-1871), professeur de dessin au Lycée de Reims, et imprimée à Paris par Lemercier ; elle est devenue aussi célèbre dans le monde des collectionneurs que celles rendues par Bertall, Gavarni ou Tony Johannot.
Dans sa 84e année, Aubin-Louis Hédouin de Pons-Ludon quitta ce bas monde qu’il trouvait de plus en plus étrange. L’inhumation eut lieu au cimetière du Nord, où on peut voir aujourd’hui son monument funéraire :
le soubassement, en pierre bleue de Givet, est surmonté d’un obélisque en marbre blanc portant l’épitaphe « A Aubin Louis Hédouin de Ponsludon de Malavois. Homme de lettres 1783-1866. » et un petit buste en bronze, non signé, de Jean-Hubert Rève.
Resté célibataire, Aubin-Louis laissait tous ses biens à une vieille fille qu’il avait un jour engagée, Joséphine Thierrart, qui prisait et qui l’avait épousseté ainsi que ses bouquins. Elle « se laissa gruger en vendant pour six mille francs toute la bibliothèque existante à un libraire parisien, lequel en remplit deux wagons. »
Les estampes, portraits et pièces historiques furent vendus à l’Hôtel Drouot les 13 et 14 février 1867, les livres dans une salle de la rue des Bons-Enfants du 29 mars au 5 avril suivants : outre les 566 numéros figurant au catalogue rédigé par l’expert-libraire Lavigne, de nombreux livres non catalogués furent vendus en lots.
Attention, la sépulture d'Aubin Louis Hédouin de Ponsludon de Malavois était en juillet 2014 en reprise de concession (cimetière Nord de Reims). Avis donc aux personnes souhaitant voir celle-ci subsister.
RépondreSupprimerMerci pour l'information.
SupprimerIl me semble qu’en cas de non renouvellement de concession par les héritiers, la Ville a tout pouvoir pour la conserver et l’entretenir au titre d’un monument appartenant à l’Histoire de Reims : faut-il encore qu’elle soit informée de l’importance de ce monument, ce que je vais faire.
Bonjour,
RépondreSupprimerSur la même feuille : portrait de A. L. Hédouin et en dessous l'ex-libris que vous reproduisez sous le plan de Legendre qui est celui du père. Savez-vous de quel ouvrage provient la planche?
cdlt
Jacques Laget
jacques@laget.fr
Si je le savais, je l'aurais indiqué en légende, mais je ne pense pas qu'elle vienne d'un ouvrage, ce qui semble être confirmé par son format ( 24 x 19 cm).
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