vendredi 11 janvier 2013

Monsieur Millot, mystérieux elzéviriomane, victime d’une attribution désinvolte

Après la mort de Daniel Elzevier en 1680, de plus en plus de bibliophiles recherchèrent les éditions elzéviriennes.
À propos des Elzeviers,  Adrien Baillet (1649-1706), le premier biographe de Descartes, écrivait dans ses Jugemens des sçavans sur les principaux ouvrages des auteurs (Paris, Antoine Dezallier, 1685, t. II, première partie, p. 81) :

« Il n’y a point de boutique d’où il soit sorti de plus beaux livres ny en plus grand nombre. Il faut avoüer qu’ils ont esté au dessous des Estiennes tant pour l’erudition que pour les editions Grecques & Hebraïques : mais ils ne leur ont cédé ny dans le choix des bons livres, ny dans l’intelligence de la Librairie ; & ils ont eu mesme le dessus pour l’agrément et la delicatesse des petits caracteres.
Ainsi ce n’est point sans raison qu’on les considere encore comme la Perle des Imprimeurs, non seulement d’Hollande, mais encore de toute l’Europe. » [sic]

Quelques années plus tard, l’abbé Pierre de Villiers écrivait anonymement dans ses Entretiens sur les contes de fées (Paris, Jacques Collombat, 1699, p. 263) :

« Vous sçavez combien depuis quelque tems les impressions des Elzeviers sont recherchées ; cela est venu jusqu’en Province et j’y connois un homme qui se refuse les choses les plus necessaires, pour amasser dans une Bibliotheque assez dénuée des autres Livres, tout autant de petits Elzeviers qu’il en peut trouver ; il se console de mourir de faim pour avoir le plaisir de dire, I’ai tous les Poëtes que les Elzeviers ont imprimez : j’ai dix exemplaires de chacun, & jl [sic] les ai tous avec des lettres rouges, & ils sont du bon temps. » [sic]



Le premier bibliographe elzévirien fut Jean de La Faye, qui « n’est pas un guide très sûr » : il publia un « Catalogue de toutes les Républiques, imprimées en Hollande in 24. avec des remarques sur les différentes éditions qui s’en sont faites » dans les Mémoires de littérature par M. de S *** [Albert-Henri de Sallengre] (La Haye, Henri du Sauzet, 1717, t. II, seconde partie, p. 149-162). Ce catalogue fut publié ensuite séparément, à Paris, par Panckoucke en 1842 (125 ex.) et par Potier en 1854 (200 ex., et 2 ex. sur vélin reliés en maroquin rouge par Capé et Duru). 
Le premier travail biographique sur cette famille de libraires et d’imprimeurs hollandais originaires de Louvain (Belgique), est dû au Père Jean-Félicissime Adry (1749-1818), bibliothécaire de la maison de l’Oratoire, à Paris, intitulé « Du nombre des imprimeurs sortis de la famille des Elzévirs » et publié dans le Magasin encyclopédique (Paris, août 1806, p. 313-338, et septembre 1806, p. 5-38).
Dans la troisième édition de son Manuel du libraire et de l’amateur de livres (Paris, chez l’auteur, 1820, t. IV, p. 533-570), Jacques-Charles Brunet (1780-1867) fut le premier à restituer aux imprimeurs Wolfgang ou Foppens les volumes qui portaient leurs noms. Sa « Notice de la collection des auteurs latins, français et italiens imprimés en petits formats par les Elsevier » sera définitivement constituée pour la 5e édition (Paris, Firmin Didot frères, fils et Cie, 1864, t. V, col. 1.709-1.784).
Suivit le travail bibliographique d’un amateur, Auguste-Simon-Louis Bérard (1783-1859), sous le titre Essai bibliographique sur les éditions des Elzévirs les plus précieuses et les plus recherchées, précédé d’une notice sur ces imprimeurs célèbres (Paris, F. Didot, 1822) : « d’une insignifiance absolue […]. Son livre, dépourvu de toute autorité, est comme non avenu. »
Dans sa « Théorie complète des éditions elzéviriennes », publiée dans ses Mélanges tirés d’une petite bibliothèque (Paris, Crapelet, 1829, p. 1-32), Charles Nodier (1780-1844) a utilisé une classification trop compliquée de ces éditions, en huit classes.
Willem Iman Cornelis Rammelman Elsevier (1810-1885) débrouilla définitivement l’histoire généalogique de sa famille dans Uitkomsten van een onderzoek omtrent de Elseviers (Utrecht, N. van der Monde, 1845). Une pseudo-traduction de son livre, par le plagiaire Auguste de Reume, parut sous le titre Recherches historiques, généalogiques et bibliographiques sur les Elsevier (Bruxelles, Société typographique belge, 1847), orné d’un portrait de fantaisie de Matthieu Elzevier : ce livre « n’est qu’un tissu de bévues à faire rougir un élève de sixième ».
Dans son Aperçu sur les erreurs de la bibliographie spéciale des Elzévirs et de leurs annexes (Paris, Panckoucke, 1847), Charles Motteley (1778-1850) signala diverses erreurs et omissions de Brunet. Par contre, profitant de sa réputation d’expert, Motteley ne se fit pas scrupule d’attribuer une provenance elzévirienne à des volumes qui ne la méritaient pas, dans ses catalogues de vente.
Après avoir distribué à 50 exemplaires son Analyse des matériaux les plus utiles, pour de futures annales de l’imprimerie des Elsevier (Gand, C. Anoot-Braeckman, mars 1843), Charles Pieters (1782-1863) publia des Annales de l’imprimerie elsevirienne ou Histoire de la famille des Elsevier et de ses éditions (Gand, C. Anoot-Braeckman, 1851), se contentant de tirer parti des travaux de ses devanciers : il avait acheté en 1848, à la vente de la bibliothèque de Jérôme Bignon (n° 3.246), le « Catalogue raisonné des petits Elzeviers » du Père Adry, manuscrit in-4 de 254 pages, daté de 1801, qui « n’est qu’une compilation médiocre ».
L’ouvrage définitif sur Les Elzevier. Histoire et annales typographiques (Bruxelles, G.A. Van Trigt ; Paris, A. Labitte ; La Haye, M. Nijhoff, 1880) fut l’œuvre d’Alphonse-Charles-Joseph Willems (1839-1912). Willems mentionne les travaux sur les éditions elzéviriennes d’un Monsieur Millot, qui n’a jamais rien publié, qui était établi non loin de Paris et qui n’a pas été identifié.


Millot avait réuni une importante collection qu’il livra aux enchères le 11 mai 1846, salle Silvestre. Le Catalogue de livres rares et précieux, éditions elzeviriennes ou sorties des presses de Hollande au 17e siècle, exemplaires sur peau vélin, grands ouvrages à figures, journaux et pièces historiques de la Révolution française, livres sur la science héraldique, la numismatique, l’archéologie, etc. ; reliures de Derome, Padeloup, Thouvenin, Muller, Purgold, Bauzonnet, Lebrun, Niédrée [sic], etc. ; provenant du cabinet de M. M***. (Paris, L’Alliance des arts et Techener, 1846, in-8, [4]-iv-344 p., 1.523 lots), rédigé par Paul Lacroix, contient de nombreuses notes renfermant d’utiles renseignements bibliographiques. Parmi les articles intéressants, outre un certain nombre d’ouvrages sur vélin et d’autres venant de collections célèbres (Thou, Hoym, Nodier, etc.) :

39. De Imitatione, Amsterd., Elzevir, 1679, in-12, 210 fr. (payé 100 fr. à la vente Pixerécourt).
244. Le Cuisinier françois, par La Varenne, La Haye, 1656, cuir de Russie Bauzonnet, 87 fr.
377. Virgilius, Leyde, Elzevir, 1636, mar. bl. Bozérian, 156 fr.
387. Odes d’Horace en vers burlesques (par H. de Picou), Leyde, Jean Sambix, 1653, in-12, vélin blanc, non rogné, très rare, 155 fr.
419. L’Eschole de Salerne, en vers burlesques, 1651, très rare, relié avec L’Ovide en belle humeur de d’Assoucy, mar. vert Biziaux, 261 fr.
819. De viris illustribus ordinis Praedicatorum, par Leandre Albert, Bononiae, 1517, in-fol., exemplaire de Grolier avec ses deux devises, 401 fr. (acheté 302 fr. à la vente Audenet). Passera dans la bibliothèque de Yemeniz (n° 2.947).
« Voilà un livre dont malgré sa rareté on n’eût peut-être pas tiré 10 fr., et qui, grâce à une ancienne reliure en v. f. à compartim. avec le nom et la devise de J. Grolier, le prince des bibliophiles passés, présents et futurs, a été payé 303 fr. à la vente faite à Paris en 1841, sous les initiales W. et AA. [Wurtz et A. Audenet] » [J.-Ch. Brunet. Manuel du libraire et de l’amateur de livres. Paris, Firmin Didot frères, fils et Cie, 1860,   t. I, col. 141]
947. Histoire du roy Henry le Grand (Henri IV), par Perefixe, Amsterdam, Elzevir, 1661, mar. vert Derome, 79 fr.
1.070. Journal des débats (et de La Correspondance) de la Société des amis de la Constitution séante aux Jacobins, 5 vol. (871 numéros), exemplaire complet d’un journal rarissime, 600 fr.
1.077. Le Premier Journal de la Convention ou le Point du jour, 3 vol. in-4 (382 numéros), très rare, 445 fr.
1.082. Journal de la Montagne, 4 vol. in-4 (526 numéros), excessivement rare, 290 fr.



D’autres ouvrages, dont Le Pastissier françois (Amsterdam, Louys et Daniel Elzevier, 1655), furent vendus hors catalogue.
Après le décès de Millot, une seconde vente eut lieu à la maison Silvestre, en huit vacations, du 17 au 25 juin 1861. Le Catalogue de livres rares et curieux parmi lesquels on remarque une jolie collection d’éditions elzéviriennes reliées par Du Seuil, Padeloup, Derome, Courteval, Ducastin, Vogel, Bozérian, Thouvenin, Muller, Simier, Héring, Koehler, Bauzonnet, Duru, etc. ayant appartenu à M. Millot (Paris, François, 1861, in-8, VIII-204 p.,  1.463 lots) avait été rédigé par le libraire Honoré-Pierre François.


Le catalogue présente, parmi des raretés elzéviriennes précieuses, l’Illustre Théâtre de Pierre Corneille, volume dont on ne connaissait que deux exemplaires, celui de Pixerécourt, adjugé 228 fr. à sa vente en 1839 et revendu 245 fr. à la vente Buvignier en 1849, et celui de Pieters, de Gand. Et aussi une collection presque complète des pièces de Pierre et Thomas Corneille, imprimées isolément par les Elzeviers et par Abraham Wolfgang, ainsi que diverses éditions de Molière publiées à Amsterdam, avec le nom de Jacques le Jeune, et qu’on joint aux collections elzéviriennes.
Ce catalogue contenait surtout, sous le n° 1.456, des « Manuscrits de M *** (Millot), concernant les éditions elséviriennes ou celles qui s’annexent à leurs collections ; environ 20 cahiers in-fol. » qui furent acquis, mis en ordre et complétés par Gustave Brunet (1805-1896) dans les Recherches sur diverses éditions elzéviriennes extraites des papiers de M. Millot (Paris, Aubry, 1866, in-12, 250 ex. sur papier vergé et 7 ex. sur papier de Chine).

« A la différence de ses devanciers, Millot avait compris qu’une étude minutieuse et comparative du matériel et des procédés typographiques pouvait seule donner la solution des problèmes que soulèvent les productions des presses hollandaises et belges au xviie siècle. Malheureusement Millot n’a fait l’application de sa méthode qu’à une centaine d’articles. Ses notes, rangées par ordre alphabétique, s’arrêtent brusquement au milieu de la lettre C (art. Commines) [En tout 114 p. Le reste du volume est occupé par des notes bibliographiques d’origines diverses et par une liste des prix d’adjudication, œuvre de l’éditeur], soit que l’auteur n’ait pas poussé plus loin son travail, soit que l’éditeur n’ait pas jugé à propos d’en donner la suite. Millot soumet chaque volume à une sorte d’autopsie ; il analyse un à un les fleurons, culs-de-lampe, lettres grises, et les confronte avec des types d’une authenticité bien établie. Cette enquête lui fournit les éléments sur lesquels il assoit son jugement ; jugement qu’on peut accepter comme définitif, parce qu’il est fondé, non sur des apparences souvent décevantes, mais sur des preuves intrinsèques et indiscutables. Il est à regretter que cet intéressant travail n’ait pas été continué ; nous y aurions puisé avec confiance, et notre tâche en eût été de beaucoup abrégée : car Millot est le seul, entre tous ceux qui se sont occupés des elzeviers, dont les appréciations ne soient pas sujettes à caution. » [A. C. J. Willems. Les Elzevier. Histoire et annales typographiques. Bruxelles, G.A. Van Trigt ; Paris, A. Labitte ; La Haye, M. Nijhoff, 1880, p. XXX]

Certains bibliographes ont cru pouvoir identifier ce « Monsieur Millot » : il serait l’abbé Claude-François-Xavier Millot (Ornans, Doubs, 1726 – Paris, 1785), de l’Académie française.
Comment peut-on attribuer à l’abbé Millot, mort en 1785, une collection de journaux de la Révolution, d’éditions et de reliures du xixe siècle ? Comment peut-on penser qu’il ait pu étudier les catalogues de Cramayel (1826), Sensier (1828), Bérard (1829), Pixerécourt (1839), Nodier (1844) et Montaran (1849), qui intéressent particulièrement les elzéviriophiles ?
Nous ne nommerons pas ces « bibliographes », pour ne pas aggraver leur cas …





8 commentaires:

  1. hum... Jean-Paul, c'est faire peu de cas de la Divine Providence ! tout est possible à l'abbé Millot.
    Est-ce que cet article est le début d'un intérêt pour un nouveau livre de bibliographie ?

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    1. Suis-je mal réveillé ? je ne comprends pas la question. Merci de développer, pour nos amis lecteurs, comme pour moi.

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  2. As-tu des pistes quant à ce Millot ? Je ne sais pas pourquoi mais je le vois bien bourguignon celui-là non ? (sourire)

    Je pense que Calamar voulait dire : y-aura-t-il un Millot Eponyme comme il y a eu un Cazin galvaudé ? J.-P. Fontaine redresseur de torts bibliographiques ? (sourire bis).

    B.

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    1. Merci bertrand, c'est tout à fait çà (enfin, je pensais à Elzevier Galvaudé...)

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    2. De nombreux Millot sont décédés à Paris en 1860 et 1861, mais leur bibliophilie ne figure pas dans leurs actes de décès (Archives de Paris), et il a pu mourir en 1859 (archives de Paris brûlées, pas de Millot "bibliophile" non plus dans les reconstitutions d'actes).
      Merci pour la traduction de Calamar !

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  3. Une série de bibliographies au même format de type "Elzevier, L'éponyme Galvaudé" - " Duseuil, L'éponyme Galvaudé" - " Le Gascon L'éponyme Galvaudé " serait une idée séduisante. Pierre

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    1. Il me faudrait plusieurs vies ...
      merci aussi de penser que je puisse être capable de récidiver.

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  4. Mea maxima culpa : le premier bibliographe elzévirien n'est pas Pierre-Benjamin de La Faye (1809-1867), comme le dit "Google Books", mais Jean de La Faye, ami de Sallengre.Evidence de date de publication du catalogue (1717) !

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