jeudi 30 août 2018

Le Mystérieux Comte de Saint-Albin (1772-1847)



Portrait par Pierre-Roch Vigneron (Vosnon, Aube, 1789 - Paris V, 1872)

Les origines du comte de Saint-Albin, une partie de sa vie, et jusqu’aux noms qu’il a portés, sont restés longtemps environnés d’une sorte de mystère qu’il fallait bien un jour éclaircir. Ce ne fut pas grâce à son fils aîné, qui avait été chargé de publier ses écrits inédits et qui n’hésita pas à rejoindre les « biographes accoutumés plutôt aux exagérations passionnées du pamphlet qu’au langage impartial de l’histoire », selon sa propre expression dans la « Notice biographique » des Documents relatifs à la Révolution française extraits des œuvres inédites de A. R. C. [Alexandre Rousselin Corbeau] de Saint-Albin (Paris, E. Dentu, 1873).

Alexandre Rousselin et Rousselin Corbeau de Saint-Albin sont une seule et même personne. Tout, ou presque, se trouve dans les actes de ses deux mariages :

« Le vingt sept juillet mil huit cent sept devant nous maire officier de l’état civil de la commune de Champsegré [i. e. Champsecret] canton de Domfront dépt de l’Orne ont comparu pour contracter mariage M. Alexandre Charles Rousselin rentier domicilié aux forges de Varennes [i. e. Varenne] en cette commune […] né à Paris le douze mars mil sept cent soixante douze majeur fils de François Rousselin absent depuis plus de 15. ans sans nouvelles […] et de dame Nicole Antoinette Marchand épouse en secondes noces de Pierre Laurent Anne Corbeau de St. Albin [i. e. Pierre-Laurent-Antoine Corbeau de Saint-Albin] commandant d’artillerie décédée en cette qualité le sept thermidor an 4eme à Paris sur la division des Thuileries [i. e. Tuileries] d’une part, et demoiselle Marie Clémentine Espérance de Montpezat [i. e. Marie-Gaspardine-Justine-Clémentine de Montpezat] née à Avignon le vingt sept avril mil sept cent soixante quatorze domiciliée audit Varennes [i. e. Varenne] fille majeure de feu Jacques Thimothée de Montpezat Tremoletty de Bucelly [i. e. Jacques-Timothée Trémolet de Montpezat] décédé à Lyon en l’an deuxième […] et de dame Marie Françoise Espérance Justine de Montpezat [i. e. Marie-Françoise-Joséphine de Montpezat] […] déclarons au nom de la loi qu’Alexandre Charles Rousselin et Marie Clémentine Espérance de Montpezat sont unis par le mariage et les conjoints nous ayant aussitot déclaré qu’ils reconnoissent pour leur enfant naturel et légitime Marie Philibert Hortensius de Montpezat du sexe masculin ainsy nommé à Lyon le dix huit frimaire an quatorze département du Rhône où il est né commune de Ste. Foy lès Lyon […] De tout ce que dessus avons dressé acte en présence de […] M. Jean Sigismond Ehrenreich comte de Rédern de Bernsdorf natif de Berlin propriétaire du domaine de Flers et des forges de Varennes [i. e. Varenne] y demeurant âgé de quarante cinq ans […] et en présence des susdittes dames de Rougeville [i. e. Marie-Justine-Éléonore de Montpezat] et de Malijac [i. e. Marie-Gaspardine-Henriette de Montpezat] qui ont signé … » [sic]

« L’an mil huit cent vingt un, le jeudi quatre janvier à neuf heures du matin, par devant nous, Blaise François Gambien, maire de la commune de Montrouge, arrondissement de Sceaux, département de la Seine, officier public de l’état civil de la dite commune, sont comparus Mr Alexandre Charles Rousselin de Corbeau de St Albin, ancien secrétaire général au département de la Guerre, consul de France, membre de la Légion d’honneur, propriétaire à Montrouge, y demeurant, né le douze mars mil sept cent soixante quinze [i. e. douze] à Paris, département de la Seine, fils majeur de Nicole Antoinette Marchand, femme divorcée de François Charles Rousselin décédé à St Domingue et mariée en secondes noces à Antoine Pierre Laurent de Corbeau de St Aubin [i. e. Albin] ancien colonel d’artillerie, aussi décédé et père adoptif du dit sr de Corbeau de St Albin, ce dernier veuf en premières noces de Anne Marie Espérance Clémentine de Montpezat [i. e. Marie-Gaspardine-Justine-Clémentine de Montpezat] ; et Delle Sophie Eléonore Marc née à Gentilly, département de la Seine le vingt un brumaire an huit, fille majeure de Charles Chrétien Henry Marc, docteur en la Faculté de Paris, médecin ordinaire de son altesse sérénissime monseigneur le duc d’Orléans, membre du Conseil de salubrité de Paris, y demeurant, et de Claudine Eléonore Moreau, son épouse […] ;
vu l’acte en date du vingt mai mil huit cent treize constatant la naissance dudit sr Alexandre Charles Rousselin et son adoption par le sr Antoine Pierre Laurent de Corbeau de St Albin sus qualifié, la dite adoption admise par jugement du tribunal civil de première instance du département de la Seine en date du vingt avril même année et confirmée par jugement de la Cour impériale de Paris en date du huit mai suivant, dont la grosse, dûment enregistrée, a été déposée à la mairie du quatrième arrondissement de Paris, comme aussi celle du jugement du tribunal civil de première instance du département de la Seine ;
vu l’acte de décès du sr Antoine Pierre Laurent de Corbeau de St Albin, constatant qu’il est décédé à Paris le seize octobre 1813, le dit acte délivré à la mairie du quatrième arrondissement de Paris le douze juillet mil huit cent vingt ;
vu l’acte mortuaire délivré le vingt six décembre mil huit cent douze à Paris au greffe du palais de justice et constatant le décès de Nicole Antoinette Marchand, femme dudit sr de Corbeau de St Albin, ledit décès survenu le sept thermidor an quatre ;
vu l’acte de notoriété passé les vingt neuf et trente un mars mil huit cent treize devant Me François Marie Etienne et son confrère notaires à Paris, suivant lequel acte il est constaté que le sr François Charles Rousselin époux de De Nicole Antoinette Marchand est mort à l’Isle Saint Domingue par suite des troubles qui ont eu lieu dans le cours de l’année mil sept cent quatre vingt quinze, le dit acte délivré par les notaires sus désignés sur la réquisition des quatre témoins y dénommés, lesquels ont signé avec les notaires sus dits le même acte qui a été enregistré à Paris le trente un mars mil huit cent treize ;
vu l’acte délivré le dix neuf mars mil huit cent vingt à la mairie du premier arrondissement de Paris, constatant le décès de De Anne Marie Espérance Clémentine de Montpezat [i. e. Marie-Gaspardine-Justine-Clémentine de Montpezat]  décédée en la même ville le deux mai mil huit cent seize, époux dudit sieur Alexandre de Corbeau de Saint Albin ;
vu l’acte de naissance de la future épouse née à Gentilly département de la Seine, le vingt un brumaire an huit ; […] » [sic]

Intérieur de l'église Saint-Médard
  
Alexandre-Charles Rousselin est né à Paris, sur la paroisse de Saint-Médard [Ve], le 12 mars 1772, fils de François-Charles Rousselin († 1795), époux, en secondes noces, en l’église Saint-Étienne-du-Mont [Ve], le 25 novembre 1767, de Nicole-Antoinette Marchand (1747-1796).

Certains ont prétendu que son père, teinturier, était né en 1731, à Gancourt-Saint-Étienne [Seine-Maritime], et était décédé à l’Hôtel-Dieu le 24 juin 1796 (L’Intermédiaire des chercheurs et curieux, 20 août 1896, 204-206) : mais il n’y a ni naissance, ni mariage, ni décès d’un Rousselin dans les archives de l’état civil de Gancourt-Saint-Étienne, entre 1715 et 1743.   

Alexandre Rousselin fit ses études à Paris, au collège d’Harcourt [rue de la Harpe, Ve, fermé en 1793 et détruit en 1795].
Il adopta très jeune les principes de la Révolution et eut très tôt des relations avec Danton (1759-1794) et Camille Desmoulins (1760-1794). 


Il fonda et rédigea une feuille révolutionnaire intitulée Feuille du salut public, qui parut du 13 messidor an I [1er juillet 1793] au 20 ventôse an III [10 mars 1795].
Dès octobre 1793, il fut envoyé, par le comité de salut public de la Convention nationale, avec des pouvoirs illimités, comme commissaire civil national, à Provins [Seine-et-Marne], puis, en novembre, à Troyes [Aube], où il fit régner la terreur.

Revenu à Paris, il fut traduit, avec quinze autres accusés, le 1er thermidor an II [19 juillet 1794], devant le tribunal criminel révolutionnaire, à cause de faits graves d’abus de pouvoirs pour lesquels il avait été dénoncé et fut acquitté.


Pourtant, un ordre de Rousselin du 28 brumaire an II [18 novembre 1793], les trois dénonciations successives des habitants de Troyes et la terreur que son nom inspirait encore dans cette ville longtemps après les événements laissent peu de doutes sur la véridicité d’un « libelle » intitulé Histoire du terrorisme exercé à Troyes par Alexandre Rousselin et son comité révolutionnaire, pendant la tyrannie de l’ancien comité de salut public ; suivie de la Réfutation du rapport de la mission dudit Rousselin, avec les pièces justificatives (Troyes, Sainton, an III, in-8, 90 p.). Mais les loups ne se mangent pas entre eux …

Séparée de son mari depuis plusieurs années et sans nouvelles de lui – il mourut en 1795 à Saint-Domingue [Haïti] -, Antoinette Marchand obtint le divorce le 26 frimaire an III [16 décembre 1794] et épousa, le 2 février 1795, Pierre-Laurent-Antoine Corbeau de Saint-Albin (1750-1813), alors commandant d’artillerie. Elle mourut prématurément, à Paris, le 7 thermidor an IV [25 juillet 1796].

Dans ses loisirs, Plutarque et Tacite étaient ses lectures de prédilection. Il s’occupa d’études historiques et publia :

- Vie de Lazare Hoche, général des armées de la République. Par A. Rousselin (Paris, Desene [sic] et Théophile Barrois, An VI, 2 vol. in-8, portr.).
- Notice historique sur Marbot, général divisionnaire. Par Alexandre Rousselin (Paris, Desenne, An VIII, in-8).

Nommé consul en Egypte en 1804, il ne voulut pas s’y rendre. Dès lors il resta dans un état de suspicion et de disgrâce qui attira sur lui la surveillance de la police impériale et le fit même envoyer sous surveillance dans le département de l’Orne.
Le 27 juillet 1807, à Champsecret [Orne], Alexandre Rousselin épousa Marie-Gaspardine-Justine-Clémentine de Montpezat (1774-1816) : ils légitimèrent, par leur mariage, leur fils Marie-Philibert-Hortensius, né à Sainte-Foy-lès-Lyon [Rhône], rue Nérard, le 18 frimaire an XIV [9 décembre 1805].


Avant de mourir, à Paris, le 16 octobre 1813, Laurent Corbeau de Saint-Albin avait adopté Alexandre Rousselin, par acte du 23 décembre 1812, admis par jugement du tribunal civil de première instance du département de la Seine le 20 avril 1813.

En 1815, Alexandre Rousselin Corbeau de Saint-Albin, devenu secrétaire général de Lazare Carnot, ministre de l’Intérieur, chargé de la partie de l’instruction publique, se joignit aux actionnaires et aux rédacteurs de L’Indépendant, journal général, politique, littéraire et militaire, fondé le 1er mai, qui devint, en 1819, Le Constitutionnel, journal du commerce, politique et littéraire.
Le 2 mai 1816, Alexandre Rousselin Corbeau de Saint-Albin eut la douleur de perdre sa femme, morte à Paris, au 9 rue d’Anjou-Saint-Honoré [rue d’Anjou, VIIIe].
Il se réfugia dans ses études, ses livres et sa collection de tableaux et de portraits révolutionnaires : 

Crâne de Charlotte Corday
(Coll. prince Roland Bonaparte)

il possédait le crâne de Charlotte Corday (1768-1793), que Danton lui avait offert, ne sachant que faire de ce cadeau du bourreau Charles-Henri Sanson (1739-1806).

Le 4 janvier 1821, à Montrouge [Hauts-de-Seine], il épousa Sophie-Eléonore Marc, née à Gentilly [Val-de-Marne], le 29 brumaire an VIII [20 novembre 1799], fille de Charles-Chrétien-Henry Marc (1771-1840), ancien fabricant d’acides minéraux, médecin ordinaire du duc d’Orléans, membre du Conseil de salubrité de Paris, et de Claudine-Eléonore Moreau. Ils eurent de leur mariage : 

- Louis-Philippe de Saint-Albin, né le 9 juin 1822 et décédé le 14 novembre 1879 [8 rue Boudreau, IXe], qui resta célibataire et fut bibliothécaire du Sénat, puis, en 1853, de l’impératrice Eugénie ; fondateur de la Société des Amis des livres, avec Ernest Gallien (1818-1876) et Charles Truelle (1817-1902).  

- Alexandrine-Catherine-Hortense de Saint-Albin, née le 4 mai 1824 et décédée le 27 octobre 1885 [8 rue Boudreau, IXe], qui épousa en 1855 Achille Jubinal (1810-1875), député des Hautes-Pyrénées en 1852, un des défenseurs de Guillaume Libri (1802-1869) en 1849.

Sous le règne de Louis-Philippe Ier, le révolutionnaire de jadis devint un modéré, protégé par le roi lui-même. Il chercha à faire oublier son passé. Il obtint même de Joseph-Marie Quérard (1796-1865) la suppression de l’article qui lui était consacré dans La France littéraire (Paris, Firmin Didot frères, 1836, t. VIII, p. 240-241) et la rédaction d’un carton qui se trouve dans presque tous les exemplaires.  

Le 12 mars 1838, par suite de mésintelligence avec certains actionnaires du Constitutionnel, Alexandre Rousselin Corbeau de Saint-Albin vendit ses deux actions, pour 270.000 francs, au journaliste Louis Véron (1798-1867).
Après une longue et cruelle maladie, pendant laquelle son ami le docteur Louis-Benoît Guersant (1777-1848), beau-frère de l’auteur dramatique Louis-Benoît Picard (1769-1828), lui prodigua ses soins, jusqu’au dernier jour, Alexandre Rousselin Corbeau de Saint-Albin mourut à Paris, en son hôtel du 122 rue Vieille-du-Temple [IIIe], le 15 juin 1847, à 6 heures du matin. 


Il fut inhumé dans le caveau familial du château de Le Chevain [Sarthe].
Il avait, dans son testament, chargé son fils aîné de publier ses ouvrages : le premier fut Championnet, général des armées de la République française, ou les Campagnes de Hollande, de Rome et de Naples, par Rousselin de Saint-Albin (Paris, Poulet-Malassis et De Broise, 1860). 


Sa veuve, qui lui survécut jusqu’au 4 février 1864 [6 rue Boudreau, IXe], organisa la vente de sa bibliothèque, en son domicile, 122 rue Vieille-du-Temple, au Marais, du lundi 20 mai au samedi 29 juin 1850, en 36 vacations : Catalogue des livres et des manuscrits composant la bibliothèque de feu M. le comte de Saint-Albin (Paris, J.-F. Delion, successeur de R. Merlin, 1850, in-8, XII-292 p., 3.501 + 5 doubles [bis] = 3.506 lots), dont Philosophie [45 lots = 1,28 %], Théologie [568 lots = 16,20 %], Sciences mathématiques, physiques et naturelles [184 lots = 5,24 %], Sciences morales et intellectuelles [1.084 lots = 30,91 %], Sciences sociales [1.443 lots = 41,15 %], Polygraphie [133 lots = 3,79 %], Livres annotés [8 lots = 0,22 %], Manuscrits et autographes [71 lots = 2,02 %].

« APRÈS la bibliothèque de M. Boulard, peu de collections particulières peuvent être comparées à celle qu’avait formée M. de Saint-Albin. Cet infatigable et dévoué bibliophile avait rassemblé environ soixante mille volumes, et l’on verra, en parcourant les nombreuses séries de ce Catalogue, qu’il avait su choisir, et que les ouvrages qui peuvent convenir aux curieux, aux hommes de goût ou d’étude, ne manquent pas. » (p. V)

La quantité considérable de livres non catalogués fut vendue par lots, les samedi 25 mai [environ 3.000 vol. de théologie, de philosophie et de morale], samedi 1er juin [environ 3.000 vol. de sciences naturelles, médicales, etc. ; politique, économie politique, jurisprudence, etc.], samedi 8 juin [environ 3.000 vol. de romans français, anciens ou contemporains], samedi 15 juin [environ 3.000 vol. de littérature ancienne grecque et latine ; linguistique, etc.], samedi 22 juin [environ 3.000 vol. de littérature française, poésie ou théâtre], vendredi 28 juin [environ 3.000 vol. d’histoire, de voyages, etc.], samedi 29 juin [environ 3.000 vol. d’histoire de France, sur la Révolution, etc.], et les jours suivants.


Beaucoup de ces livres furent rachetés par son fils Louis-Philippe de Saint-Albin, notamment ceux qui concernaient la période révolutionnaire.


Alexandre Rousselin Corbeau de Saint-Albin utilisait un ex-libris [60 x 68 mm] aux armes « D’or, à trois fasces de sable », couronne de marquis, supports deux corbeaux, devise « Nil nisi virtute » [Rien sans courage].

Oeuvres de Molière
Exemplaire de Rousselin Corbeau de Saint-Albin