lundi 6 mai 2013

Révélations sur les frères Garnier




Dans « Portraits de libraires. Les frères Garnier », article signé « H.C. Libraire-expert au Tribunal de la Seine » [Honoré Champion (1846-1913)], paru dans le Bulletin de l’Association amicale professionnelle des commis-libraires français (Paris, A. Fleury, 1913), les légendes de leurs portraits en photographie ont été inversées.



Les légendes sont inversées

La révélation de cette erreur, qui n’a pas été corrigée dans l’Histoire de l’édition française (Paris, Promodis, 1985, t. III, p. 168), est venue de la vente récente [Paris, Millon & associés, Ugo Paolantonacci, expert, 7 décembre 2010] d’un portrait au crayon d’Auguste Garnier, réalisé par Diogène Maillart (1840-1926), d’après la photographie incriminée et fautivement attribuée à son frère Hippolyte, portant la dédicace « Monsieur Auguste Garnier hommage de l’auteur D Maillart », qui atteste l’identité du portraituré.


Auguste Garnier

Ce fut l’occasion de corriger également certaines dates qui n’avaient pas été vérifiées sur les actes authentiques.

Tous deux nés à Lingreville (Manche), Auguste-Désiré le 24 octobre 1812, François-Hippolyte le 14 mars 1815, les frères Garnier arrivèrent à Paris en 1828. Ils furent commis libraires pendant quelques années : Auguste à la librairie Saint-Jorre, boulevard Montmartre, Hippolyte à la librairie Delaroque, boulevard des Capucines.



Galerie d'Orléans au Palais Royal

Auguste s’établit dès 1833, avec son jeune frère Hippolyte, au Palais-Royal, dans la superbe galerie d’Orléans ou péristyle Montpensier, paradis des bibliophiles aujourd’hui démoli. Ils furent rejoints par leur frère aîné, Pierre-Auguste (Lingreville, 1807-Paris, 1899), qui avait débuté à la librairie Truchy, boulevard des Italiens. Ils obtinrent tous les trois leur brevet de libraire : Auguste le 9 mars 1835, Hippolyte le 22 février 1838 et Pierre le 28 mars 1838.
Pierre vécut avec ses frères, mais fit commerce de son côté. Il fut condamné en 1854 pour avoir été en possession de gravures obscènes et aurait fait un an de prison sans l’intervention de Jules Taschereau (1801-1874), ancien député et administrateur adjoint à la Bibliothèque nationale.
Le benjamin, Baptiste-Louis Garnier (Quettreville, 1822-Rio-de-Janeiro, 1893), les seconda jusqu’en 1844, quand il décida alors de se rendre à Rio-de-Janeiro, où il ouvrit une modeste librairie au 69 rue d’Ouvidor en 1846. Travailleur infatigable, il fut bientôt l’éditeur attitré des écrivains brésiliens qu’il faisait imprimer à Paris. On lui doit la création au Brésil du format in-8° et in-12 allongé, lancé en France par Calmann-Lévy. Deux ans avant sa mort, il refusa une offre d’achat de sa librairie, qui, à l’époque, atteignait six  millions de francs.

Après des débuts modestes, les affaires des frères Garnier se développèrent et ils furent bientôt acquéreurs des fonds Delloye, place de la Bourse, en 1846, Dubochet, rue Richelieu, en 1848 et Salva, rue de Lille, en 1849.
De 1845 à 1853, les deux frères occupèrent également le 10 de la rue Richelieu (Ier), voisin du Palais-Royal. Toujours les premiers au travail, Auguste organisait la librairie, Hippolyte spéculait en Bourse. Au milieu du mouvement révolutionnaire, quelques-unes de leurs publications atteignirent des chiffres de tirage inconnus jusqu’alors. Dans son Tableau de Paris (Paris, Paulin et Le Chevalier, 1853, t. II, p. 109), le journaliste Edmond Texier (1816-1887) se souvint du Palais-Royal :

« C’est dans le péristyle Montpensier que se trouve la librairie des frères Garnier, les éditeurs intrépides des brochures pamphlétiques [sic], du temps qu’il y en avait. Aussi voyait-on souvent, sous la dernière République, la foule se réunir devant leur étalage pour se procurer quelque nouvel ouvrage de Proudhon, quelque pamphlet d’un Chenu ou autre, et donner ainsi à cette extrémité de la galerie vitrée une apparence émeutière. »



1 rue de Lille

Tout en conservant leurs locaux du Palais-Royal, les frères Garnier s’installèrent en 1852 dans le quartier des antiquaires, à l’angle des rues des Saints-Pères et de Lille (VIIe), dans l’hôtel Pidoux,


6, rue des Saints-Pères
construit en 1640, dont il ne reste aujourd’hui du xviie siècle que le balcon de l’appartement au premier étage du 6 rue des Saints-Pères et la porte monumentale du 1 rue de Lille.

En 1854, les frères Garnier devinrent propriétaires de la « Bibliothèque latine-française » de Charles-Louis-Fleury Panckoucke (1780-1844), formée des principaux auteurs latins et composée de 211 volumes : cette collection avait acquis dans le monde savant une haute réputation, tant par la fidélité de la traduction et par l’exactitude du texte qui se trouve en regard, que par les notices et les notes savantes qui l’accompagnent.  

Après la publication de l’ouvrage du socialiste Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) intitulé De la justice dans la Révolution et dans l’Église. Nouveaux principes de philosophie pratique (Paris, Garnier frères, 1858, 3 vol.), le gouvernement, convaincu que cette œuvre était un outrage à la religion, fit saisir les exemplaires de l’ouvrage et déféra l’auteur et l’éditeur à la justice. Aggravant le délit, l’auteur répondit par une Pétition au Sénat, qui fut saisie à son tour. Le 2 juin 1858, le tribunal condamna  l’auteur à trois ans de prison, 4.000 francs d’amende et la suppression de ses deux ouvrages, l’éditeur Auguste Garnier à un mois de prison et 1.000 francs d’amende, l’imprimeur P.-A. Bourdier, rue Mazarine, à quinze jours de prison et 1.000 francs d’amende, l’imprimeur Jules Bry « Aîné », boulevard Montparnasse, à quinze jours de prison et 200 francs d’amende. Député en 1848, Proudhon avait déjà été condamné en 1849 à trois ans de prison pour des articles contestant l’action de Louis-Napoléon Bonaparte. En 1850, Garnier avait déjà été condamné en appel à 2.000 francs d’amende pour avoir vendu Le Bon messager, almanach essentiellement politique et légitimiste, sans mention d’imprimeur. Le 28 juillet 1858, la cour d’appel confirma la condamnation de Proudhon, qui s’était exilé à Bruxelles, et éleva celle de Garnier à quatre mois de prison et 4.000 francs d’amende ; l’année suivante, la grâce d’Auguste fut accordée.

Les frères Garnier furent également acquéreurs des fonds Langlois-Leclercq, rue de la Harpe,  en 1859 et Perrotin, rue de la Fontaine-Molière,  en 1867.

Après l’incendie qui détruisit en 1868 la majeure partie des « Ateliers catholiques, rue d’Amboise, au Petit-Montrouge, barrière d’Enfer de Paris » de l’abbé Jacques-Paul Migne (1800-1875), les Garnier achetèrent en 1876 le fonds, la maison et les vastes terrains où ils firent construire un immeuble pour stocker leurs productions.
Profitant des transformations de Paris, ils achetèrent d’autres terrains et vieux immeubles, réalisant d’heureuses affaires dont témoigne Honoré Champion :

« Quand on parlait des frères Garnier, c’était toujours de leur or. On connaissait leur trésor : eux seuls semblaient l’ignorer. Et leurs immeubles, leurs titres étaient si nombreux qu’on en faisait des légendes. »

Auguste et Hippolyte Garnier « vécurent côte à côte, en chapeau haut de forme du matin jusqu’au soir, dans l’étroit bureau sans feu de la rue des Saints-Pères, aménagé entre les travées de leur magasin encombré de livres. » Auguste mourut célibataire, à Paris, le 24 mai 1887, des suites d’une longue maladie qui l’avait tenu alité depuis six mois.

Après la mort de François-Hippolyte Garnier, le 13 juillet 1911, le journaliste Émile Berr (1855-1923) écrivit, dans Le Figaro du 16 juillet :

« C’était le dernier des “ frères Garnier ”, une raison sociale depuis longtemps célèbre dans le monde de l’édition.
Les frères Garnier, venus très jeunes à Paris, installèrent leur première boutique de livres au Palais-Royal, il y a soixante-dix-huit ans ; et quelques années plus tard, allèrent s’établir libraires-éditeurs rue des Saints-Pères. C’est là que, depuis un demi-siècle, tout Paris les a connus.
On peut dire qu’ils furent, commercialement, au nombre des plus actifs collaborateurs du mouvement littéraire de cette période. On doit aux frères Garnier une précieuse collection, et justement populaire, des classiques français. Ils ont édité les classiques latins et grecs traduits par Panckoucke, les Causeries du lundi, et la plus grande partie de l’œuvre de Sainte-Beuve. Chateaubriand, Casanova, Tallemant des Réaux, Rabelais, Balzac, avec ses Contes drolatiques (illustrés par Gustave Doré) figurent sur leur catalogue. Et c’est par eux qu’a été édité l’Empire libéral, en quinze volumes, de M. Emile Ollivier.
Enfin, depuis soixante-treize ans, les frères Garnier ont été parmi les plus utiles propagateurs de notre langue à l’étranger, et notamment dans l’Amérique du Sud, où leur maison de Rio de Janeiro, fondée en 1838, n’a cessé de répandre les traductions espagnoles de nos meilleurs ouvrages.
François-Hippolyte Garnier était le seul survivant de cette grande maison. Il était célibataire et laisse une fortune considérable – dont une grande partie consiste en maisons de rapport, qu’il gérait lui-même – et à l’accroissement de laquelle sa sévère économie contribua presque autant que son labeur.
C’était un vieillard de haute taille, taciturne et doux, très simple, de mise négligée. Rue des Saints-Pères, il préférait à son bureau, pauvrement meublé, la petite table encombrée de paperasses et placée dans un coin de son magasin, sur laquelle on le voyait penché, des journées entières, la calotte enfoncée sur le crâne, et occupé à faire son courrier, à corriger des épreuves, ou à rédiger des baux. Des visiteurs le prenaient, en passant, pour le garçon de bureau. “ Monsieur Garnier ? – C’est moi, monsieur.” L’étranger, parfois, était accueilli avec bienveillance, d’autres fois se heurtait à un mutisme absolu et troublant. Les employés de Garnier l’excusaient : “ Il y a des semaines, disaient-ils, où il ne parle pas.” Ils ajoutaient : “ C’est un brave homme.”
François-Hippolyte Garnier avait, au surplus, depuis quelque temps, une excuse d’être un peu sauvage : ses contemporains étaient tous morts, et c’est au milieu de visages presque inconnus, tant ils étaient jeunes pour lui, que ce célèbre vieux garçon vient de s’éteindre, richissime et triste, à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans. »

L’œuvre des frères Garnier fut considérable.



Aguttes, 6/12/2012, 2.741 €

Les Chants et Chansons populaires de la France (Paris, H.-L. Delloye, éditeur, librairie de Garnier frères, Palais-Royal, galerie vitrée, péristyle Montpensier, 1843) parurent en 84 livraisons, mais aussi en 3 volumes cartonnés, recouverts de trois couvertures illustrées de vignettes. La couverture de la première série, imprimée en or, vert et noir, porte : « Chants et chansons populaires de la France. H.L. Delloye, éditeur, librairie Garnier frères, Paris. 1843. Chromolith. de Engelmann et Graf, Paris. » La couverture de la deuxième série, imprimée en noir, vert et or, est illustrée sur le premier plat de 4 vignettes et porte : « Chants et chansons populaires de la France. H.L. Delloye, éditeur, librairie Garnier frères. Paris. 1843. Chromolith. de Engelmann & Graf, Paris. » La couverture de la troisième série, tirée en bleu, noir et or, est ornée d’une vignette et porte : « Chants et chansons populaires de la France. H.L. Delloye, éditeur, librairie Garnier frères, Paris. 1844. » 

Les bibliophiles connaissent bien les Œuvres complètes de Buffon (Paris, Garnier frères, 1853-1856). Revues sur l’édition in-4° de l’Imprimerie royale et annotées par Pierre Flourens (1794-1867), secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, membre de l’Académie française et professeur au Muséum d’histoire naturelle, elles comptent 12 volumes grand in-8° jésus, illustrés de 161 planches, 800 sujets coloriés, gravés sur acier d’après les dessins originaux de Victor Adam (1801-1886), imprimés en caractères neufs, sur papier pâte vélin, par la typographie Jules Claye.

Ils connaissent aussi les ouvrages illustrés par Jean-Ignace-Isidore Gérard (1803-1847), dit Jean-Jacques Grandville :



Les Fleurs animées (2 vol.), texte par Alphonse Karr (1808-1890), Taxile Delord (1815-1877) et le comte Fœlix [pseudonyme de Louis-François Raban (1795-1870)]. Nouvelle édition avec planches très soigneusement retouchées pour la gravure et le coloris, par Édouard Maubert (1806-1879), peintre d’histoire naturelle, attaché au Jardin des plantes. Forment 2 volumes grand in-8° jésus, illustrés de 50 gravures coloriées et de nombreuses vignettes sur bois intercalées dans le texte. Les frères Garnier ayant acheté, en janvier 1866, l’édition des Fleurs animées à Gabriel de Gonet (1818-1892), rue des Beaux-Arts, prétendirent empêcher les fabricants de mouchoirs de poche des sieurs Delarue, Lelièvre et fils, et Sueur, de copier les dessins sur leurs étoffes et gagnèrent leur procès en contrefaçon le 12 décembre 1867.


Autoportrait de Grandville (p. 189)

Les Métamorphoses du jour, 70 gravures coloriées, accompagnées d’un texte, par Albéric Second (1817-1887) et Taxile Delord, et précédées d’une notice sur Grandville, par Charles Blanc (1813-1882). Nouvelle édition, augmentée en 1869 d’un magnifique frontispice colorié, etc., et complétée pour le texte, par Jules Janin (1804-1874). Magnifique volume in-8° jésus. Les planches de 1869 se distinguent de celles de 1854 à plusieurs particularités : elles ne portent pas de nom d’imprimeur ; la plupart sont signées « JJ. Grandville » ; elles sont imprimées sur papier plus fort ; les légendes sont modifiées ou augmentées sur un grand nombre de planches.
Les Cent proverbes  illustrés par Grandville, avec 50 gravures coloriées pour la première fois et un grand nombre de vignettes dans le texte.
Les Fables de La Fontaine, illustrées de 240 gravures, un sujet pour chaque fable, d’après les dessins de Grandville, formant un volume grand in-8° jésus, papier vélin des Vosges. Nouvelle édition augmentée d’un grand nombre de culs-de-lampe, faux-titres ornés, etc., par Grandville, magnifiquement imprimée par J. Claye.
Les Petites Misères de la vie humaine, illustrées de nombreuses vignettes dans le texte, et de 50 grands bois tirés à part. Texte par Old-Nick [pseudonyme de Paul-Émile Daurand-Forgues (1813-1883)]. Magnifique volume grand in-8° jésus, papier vélin des Vosges, imprimé par J. Claye. Cette nouvelle édition est en outre enrichie d’un beau portrait de Grandville, gravé sur acier.
Les Chansons de Béranger (2 vol.) contenant 53 gravures sur acier. Les Voyages de Gulliver dans des contrées lointaines, par Jonathan Swift, traduction nouvelle précédée d’une notice par Walter Scott. Les Aventures de Robinson Crusoe, par Daniel Defoe. Les Fables de Florian suivies de son théâtre.

Citons encore le Dictionnaire national (2 vol. in-4°) par Bescherelle aîné [Louis-Nicolas Bescherelle (1802-1883)], la Géographie universelle (6 vol. grand in-8°, 41 gravures sur acier, avec 1 atlas in-fol. composé de 72 cartes coloriées) par Victor-Adolphe Malte-Brun (1816-1889), les Œuvres complètes de Chateaubriand (12 vol. in-8°), les Galeries historiques de Versailles (10 vol. in-8°, avec un magnifique album in-4° contenant 100 gravures), l’Histoire des ducs de Bourgogne (12 vol. in-8° ornés de 104 gravures et d’un grand nombre de cartes) par le baron de Barante (1782-1866), Les Contes drolatiques (1 vol. in-8° illustré de 425 dessins de Gustave Doré), les Causeries du lundi par Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869), la Galerie de femmes célèbres tirée des Causeries du lundi (illustrée de 12 portraits gravés au burin d’après les dessins de M. G. Staal), l’Histoire de la Révolution de 1848 par Lamartine, les Mémoires de Beaumarchais dans l’affaire Goezman, les Œuvres de Rabelais, le Théâtre de Corneille, La Cabane de l’oncle Tom par Henriette Stowe (1811-1896), les Œuvres complètes de George Sand, les Œuvres de M. Flourens, dont l’Histoire de la découverte de la circulation du sang, les Œuvres de F. Lamennais, les Œuvres de Joseph Garnier, professeur d’économie politique à l’École impériale des ponts et chaussées, le Traité élémentaire pratique d’architecture ou Étude des cinq ordres d’après Jacques Barozzio de Vignole (1 vol. in-4° divisé en 72 planches) par Jean-Arnould Leveil (1806-1866), la Correspondance par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc. par Maurice Tourneux (1849-1917), les Œuvres complètes de Molière, Les Historiettes de Tallemant des Réaux, les Chansons nationales et populaires de France (2 vol.), la Physiologie du blagueur (« pérystile [sic] Montpensier », 1841), etc.






2 commentaires:

  1. B-L Garnier a été aussi le éditeur de Machado de Assis (1839-1908), le plus grand écrivain brésilien.

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    1. Baptiste-Louis Garnier (1822-1893), seconda ses frères à Paris jusqu’en 1844, quand il décida de se rendre à Rio-de-Janeiro, où il ouvrit une modeste librairie au 69 rue d’Ouvidor en 1846. Travailleur infatigable, il fut bientôt l’éditeur attitré des écrivains brésiliens qu’il faisait imprimer à Paris. On lui doit la création au Brésil du format in-8° et in-12 allongé, lancé en France par Calmann-Lévy. Deux ans avant sa mort, il refusa une offre d’achat de sa librairie, qui, à l’époque, atteignait six millions de francs.

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