mardi 3 juin 2014

Labitte ou la passion de l’expertise


Bresles (Oise). Eglise et château des évêques de Beauvais.

C’est à Bresles (Oise), bourg situé entre Clermont et Beauvais, que naquit le 29 septembre 1762 Gervais-Michel-Jérôme Labitte, fils de Gervais Labitte, jardinier, et de Marie-Anne Chantrelle. Il fit ses études au collège de Beauvais, et vint à Paris en 1780, pour doubler sa seconde et sa rhétorique au collège Louis-le-Grand. Jérôme Watrin († 1808), avec lequel il était lié depuis longtemps, lui confia l’éducation de ses enfants, dont l’un, François Watrin (1772-1802), deviendra général de Bonaparte en 1799 et dont le nom sera gravé sous l’arc de triomphe de l’Étoile. Labitte passa avec succès ses examens et fut reçu agrégé de l’Université :

« En 1787, au concours de l’agrégation pour la philosophie [dite « agrégation de premier ordre »], M. Maugras [Jean-Baptiste Maugras (1762-1830)] obtint la première place, à la suite d’une lutte brillante, dont le souvenir s’est conservé longtemps dans la mémoire des vieux universitaires. Il avait pour concurrent M. Labitte. Pendant deux années, Maugras suppléa l’abbé Royou [Thomas-Marie Royou (1743-1792)] dans la chaire de philosophie au collège Louis le Grand. En 1789, il fut nommé titulaire de la même chaire au collège de Montaigu. »


Collège Louis-le-Grand
 Ce fut Labitte qui remplaça Maugras comme suppléant de l’abbé Royou, et en 1791 il devint titulaire par suite de la démission de ce professeur ecclésiastique qui, effrayé des doctrines nouvelles, renonça tout à fait à l’enseignement. Il occupa la chambre où Jean-Baptiste-Louis Gresset (1709-1777) avait composé son poème intitulé La Chartreuse.




À cette époque, Labitte se lia d’une étroite amitié avec plusieurs autres de ses collègues : Nicolas-Joseph Sélis (1737-1802), traducteur des Satires de Perse et suppléant de l’abbé Delille au Collège de France en 1796 ; René Binet (1732-1812), traducteur de Virgile et d’Horace ; Jean-Louis Chambry (1756-1832), à qui nous devons une bonne édition des Julii Phaedri fabulae [Fables de Phèdre] en 1812 ; Jean-François Champagne (1751-1813), auteur d’une traduction de La Politique d’Aristote en 1797 ; Jean-Denis Rousseau (1776-1835), qui fut depuis proviseur du collège de Lyon, puis inspecteur de l’Académie de Caen ; etc.
Contrairement à ce qui a été souvent écrit, Louis-le-Grand, rue Saint-Jacques, ne ferma pas vraiment sous la Révolution. À partir de 1793, les classes du collège Egalité se vidèrent, leurs cours ayant été officiellement suspendus. On se vit obligé « de laisser aller en vacances un assez grand nombre d’élèves, tant pour diminuer une dépense qu’on ne pouvait plus soutenir, qu’à cause de l’embarras causé par la construction de la maison d’arrêt [la « prison du Plessis », octobre 1793]»

Étant donné les circonstances, Labitte avait ouvert en 1792 une librairie classique, grecque et latine, rue de la Liberté [rue Monsieur-le-Prince, VIe], utilisant sa bibliothèque de professeur comme premier fonds. À la même époque, Jean-Charles Silvestre († 1837) ouvrait sa librairie rue des Bons-Enfants.
La plupart des professeurs de Louis-le-Grand furent mis en disponibilité en 1795. Labitte eut alors sa librairie comme seule ressource, conservant l’amitié, la bienveillance et l’appui de ses anciens collègues et de ses anciens élèves.
Une dizaine d’années plus tard, quand Napoléon songea à rétablir les études, Martial-Borye Desrenaudes (1775-1825) fut chargé de rappeler les professeurs de l’ancienne Université. Presque tous ceux qui avaient échappé à la faux du temps ou à l’orage révolutionnaire, consentirent à rentrer dans l’enseignement. Labitte, qui à cette époque était marié et avait des enfants, se trouvant placé convenablement et dans une position indépendante, à l’angle de la rue du Bac et du quai Voltaire, près le pont des Tuileries [Pont Royal, VIIe], refusa l’offre.




En 1815, il fit entrer son fils Henri dans la librairie.


À la fin de cette même année eut lieu la vente publique, au Collège de France, place Cambrai, des livres rares et précieux d’Édouard-François-Marie Bosquillon, médecin de l’Hôtel-Dieu et professeur au Collège de France.
En 1822, la librairie fut transférée au 11 quai Malaquais [VIe]. Henri Labitte en devint le chef en 1829. Son père succomba à une attaque de paralysie le 28 octobre 1844, dans sa 83e  année.

Henri Labitte était né le 15 juillet 1799 et avait épousé Louise-Laure Guillebert.


En 1845, tandis que son frère cadet,  Jules Labitte, installé depuis 1837, quittait le 3 quai Voltaire pour une boutique moins luxueuse 61 passage des Panoramas, Henri Labitte quittait le 11 quai Malaquais pour le numéro 5 voisin, près l’Institut. Il obtint son brevet de libraire le 19 juin 1852.




Il a rédigé de nombreux catalogues de vente de bibliothèques, parmi lesquels ceux de Amédée Chaumette des Fossés (1842), Laurent-François Feuillet (1844), Gilbert Breschet (1846), Jean-Baptiste-Benoît Eyriès (1846), Nicolas-Maximilien-Sidoine Séguier (1854), Jean-Pierre-Agnès Parison (1856), Adrien de Jussieu (1858), Philippe Le Bas (1860), etc.
Henri Labitte laissa en 1863 la direction de sa maison à son fils Adolphe Labitte, qui venait de se marier. La librairie déménagea en 1869 au 4 rue de Lille [VIIe]. La mort surprit Henri Labitte pendant son sommeil, le 11 juillet 1873, quatre jours avant son 74e  anniversaire, à son domicile, 4 rue de Lille.

Adolphe Labitte demeurait alors 7 rue Bonaparte, chez ses beaux-parents. Il était né à Paris le 1er janvier 1832 et avait été élevé au collège Saint-Louis, où il avait eu pour condisciples Reinhold Dezeimeris (1835-1913), érudit et bibliophile, Georges Duplessis (1834-1899), conservateur au Cabinet des estampes de la BnF, Léon Techener (1832-1888) et Eugène Potier (1832-1866), tous deux fils de libraires.




Son père l’avait envoyé à Londres en 1853, chez Barthes et Lowell, 14 Great Marlborough Street, qui avaient pris la suite des affaires de la maison de librairie française fondée dans la capitale anglaise par Bossange père et connue autrefois sous le nom de « Galerie Bossange ». Breveté le 25 novembre 1861, Adolphe Labitte avait épousé, le 24 août 1863, Marie-Augustine-Adolphine Homolle (1842-1890), fille du célèbre médecin et pharmacologue Augustin-Eugène Homolle (1801-1883).
Comme son père, il s’appliqua à la rédaction des catalogues de ventes aux enchères. Sa première grande vente fut celle de Jacques-Charles Brunet en 1868, qu’il dirigea avec son voisin du quai Malaquais, Laurent Potier (1806-1881). Il remplaça bientôt Potier dans l’importance des ventes publiques, de même qu’il lui succéda en 1873 en qualité de libraire de la Bibliothèque nationale.




En moins de vingt ans, il dirigea environ 400 ventes aux enchères, dont celles de Carl-Benedikt Hase (1864), Benjamin Duprat (1866), Joseph-Toussaint Reinaud (1867), Jacques-Charles Brunet (1868), Louis Briant de Laubrière (1868), Vaillant de Meixmoron (1869), Château de Saint-Ylie (Jura) (1869), Charles-Augustin Sainte-Beuve (1870), Antoine-Laurent Potier (1870), Antoine-Jean-Victor Le Roux de Lincy (1870), Alexandre-Joseph-Hydulphe Vincent (1871 et 1872), Léon-Joseph-Simon-Emmanuel de Laborde (1872), Charles Brunet (1872), Émile Gautier (1872), Théophile Gautier (1873), Ruggieri (1873), Jules Niel (1873), Richard Tufton (1873), Paul de La Villestreux (1874), Jules-Antoine Taschereau (1875), François Guizot (1875), Edwin Tross (1875), Adrien-Louis Lebeuf de Montgermont (1876), Edme-Jacques-Benoît Rathery (1876), Gabriel-Jules Janin (1877), Robert-Samuel Turner (1878), Ambroise Firmin-Didot (1878, 1879, 1881 et 1882), Joseph-Héliodore Garcin de Tassy (1879), Frédéric Reiset (1879), Samuel-Ustazade Silvestre de Sacy (1879), Tibulle Desbarreaux-Bernard (1879), Joseph-Guilhen de Lagondie (1879), Eugène Viollet-le-Duc (1880), François-Vincent Raspail (1880), Édouard Fournier (1881), Joseph Renard (1881), Alfred et Paul de Musset (1881), Ernest Quentin-Bauchart (1881), Chiaramonte (1882), Étienne-Marie Bancel (1882), etc.     
Ses jugements avaient force de loi auprès des amateurs, auxquels il disait souvent : « L’amour des livres vient par les yeux. Plus on voit les beaux livres, plus on les aime. »



Il créa un journal spécial pour sa clientèle, La Bibliophilie, mais il ne se borna pas à un rôle d’expert : il fut aussi éditeur et publia le Manuel de l’amateur d’illustrations, de Jacques Sieurin (1875), L’Œuvre de Moreau le Jeune, par Marie-Joseph-François Mahérault (1880), Les Elzevier, de Adolphe Willems (1880), etc.




La cessation de la librairie Duprat en 1866, qui fut chargée pendant longtemps de la vente du Journal asiatique ou Recueil de mémoires d’extraits et de notices relatifs à l’histoire, à la philosophie aux langues et à la littérature des peuples orientaux, a obligé la Société asiatique à choisir Adolphe Labitte comme nouveau libraire, qui démissionna le 8 avril 1870.

« Adolphe Labitte, avec ses favoris et ses lunettes d’or, avait l’aspect d’un notaire, mais loin d’avoir la gravité d’un officier ministériel, il était toujours trépidant. Il ne reculait devant aucune fatigue, bravant les intempéries des saisons et déployant une ardeur et une activité fébriles. C’est ainsi qu’il montait sur les voitures de l’Hôtel Drouot lorsqu’elles venaient enlever les livres destinés aux enchères, aidant les commissionnaires à déballer les paniers, procédait au rangement des volumes, harcelant et gourmandant de sa voix de fausset l’employé qu’il avait emmené pour l’aider. L’après-midi à l’Hôtel, le soir aux salles Silvestre, il était partout sur la brèche, ne ménageant ni son temps, ni sa peine. » (Bulletin du bibliophile, 1939)

« Dans la vente d’une bibliothèque dirigée par feu Labitte, se trouvaient de faux Lortic et de faux Chambolle-Duru.
Adolphe Labitte, avec son coup d’œil infaillible, avait aisément reconnu toutes les gaucheries de la contrefaçon. Les cartons étaient trop épais et les châsses trop grandes. Quant au tour des plats, il n’avait rien qui rappelât l’élégance des maîtres relieurs parisiens. […]
Au moment de l’adjudication, Labitte tira son canif, et, en quatre incisions, fit sauter les signatures. Puis, s’adressant au public, il dit à haute et intelligible voix :
– Maintenant que justice est faite, je vais pouvoir vendre ces livres sans aucune garantie pour la reliure.
Constatons-le à la gloire de l’école française, malgré leurs écrasantes dorures, ils furent vendus à un prix misérable. » (Paul Eudel. Le Truquage. Paris, Librairie Molière, s.d. [1884], p. 268) 

En 1880, un soir d’hiver, sortant de la rue des Bons-Enfants, il prit froid en traversant la Seine. Depuis cette date, les maladies ne cessèrent de l’assaillir. D’une rare dureté pour lui-même, il lutta contre les douleurs sans alarmer les siens, remplissant ses fonctions, pâle, épuisé, la voix éteinte, cotant les livres et soutenant les enchères.



Il voulut assister à la 4e vente Firmin-Didot, mais dut y renoncer après les deux premières vacations, et succomba le 19 juin 1882, dans sa 51e année. Il fut inhumé au cimetière Montparnasse.

Émile Paul, né en 1847 et qui avait débuté en librairie chez Charles Reinwald, 15 rue des Saints-Pères, était entré chez Labitte en 1874. À la mort de ce dernier, il prit la gérance de la librairie, puis devint en 1887 l’associé de la veuve Labitte. Après la mort de cette dernière, en 1890, il acheta les salles Silvestre, qu’il modernisa, et s’associa avec L. Huard et Guillemin.











2 commentaires:

  1. Excellent article sur les amateurs de Labitte... Pierre

    (Celui qui n'y a pas pensé la lève !)

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  2. Pierre ! allons, allons! un peu de tenue.
    Un vrai collégien ce Pierre,

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