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Portrait présumé de Frederick Hankey, par Albert Robida Octave Uzanne. Contes pour les bibliophiles. Paris, May et Motteroz, 1895, p. 172 |
Le lundi 7 avril 1862, Edmond de Goncourt (1822-1896) fut introduit chez un Anglais excentrique par le critique littéraire Paul de Saint-Victor (1827-1881) :
« Aujourd’hui j’ai visité un fou, un monstre, un de ces hommes qui confinent à l’abîme. Par lui, comme par un voile déchiré, j’ai entrevu un fonds abominable, un côté effrayant d’une aristocratie d’argent blasée, de l’aristocratie anglaise apportant la férocité dans l’amour, et dont le libertinage ne jouit que par la souffrance de la femme.
Au bal de l’Opéra, il avait été
présenté à Saint-Victor un jeune Anglais, qui lui avait dit simplement, en
manière d’entrée de conversation « qu’on ne trouvait guère à s’amuser à Paris,
que Londres était infiniment supérieur, qu’à Londres il y avait une maison très
bien, la maison de mistress Jenkins, où étaient des jeunes filles d’environ
treize ans, auxquelles d’abord on faisait la classe, puis qu’on fouettait, les
petites, oh ! pas très fort, mais les grandes tout à fait fort. On pouvait
aussi leur enfoncer des épingles, des épingles non pas très longues, longues
seulement comme ça, et il nous montrait le bout de son doigt. « Oui, on voyait
le sang ! ... » Le jeune Anglais ajoutait placidement et posément : « Moi j’ai
les goûts cruels, mais je m’arrête aux hommes et aux animaux... Dans le temps,
j’ai loué, avec un ami, une fenêtre, pour une grosse somme, afin de voir une
assassine qui devait être pendue, et nous avions avec nous des femmes pour leur
faire des choses - il a l’expression toujours extrêmement décente - au
moment où elle serait pendue. Même nous avions fait demander au bourreau de lui
relever un peu sa jupe, à l’assassine ! en la pendant... Mais c’est
désagréable, la Reine, au dernier moment, a fait grâce. »
Donc aujourd’hui Saint-Victor
m’introduit chez ce terrible original. C’est un jeune homme d’une trentaine
d’années, chauve, les tempes renflées comme une orange, les yeux d'u’ bleu
clair et aigu, la peau extrêmement fine et laissant voir le réseau sous-cutané
des veines, la tête – c’est bizarre - la tête d’un de ces jeunes prêtres
émaciés et extatiques, entourant les évêques dans les vieux tableaux. Un
élégant jeune homme ayant un peu de raideur dans les bras, et les mouvements de
corps, à la fois mécaniques et fiévreux d’une personne attaquée d’un
commencement de maladie de la moelle épinière, et avec cela d’excellentes
façons, une politesse exquise une douceur de manières toute particulière.
De l'utilité de la flagellation dans les plaisirs du mariage et de la médecine. Paris, s. n. [Girouard], 1792, front. |
Et tout en contemplant, d’un
regard de maniaque, les ongles de ses mains tendues devant lui, il parle, il
parle continuement [sic], et sa voix un peu chantante et s’arrêtant et
repartant aussitôt qu’elle s’arrête, vous entre, comme une vrille, dans les
oreilles ses cannibalesques paroles. »
(Journal des Goncourt.
Paris, G. Charpentier et Cie, 1887, t. II, p. 26-29)
Cet Anglais non nommé était Frederick Hankey, deuxième du nom.
Frederick Hankey père |
Caterina Varlamo |
Descendant d’une lignée de banquiers originaires du Cheshire, comté situé au nord-ouest de l’Angleterre, Frederick Hankey [II] était le fils de Frederick Hankey (1774-1855), premier du nom et premier militaire de sa famille, et de sa seconde épouse Caterina Varlamo († 1833), divorcée qu’il avait épousée le 8 novembre 1818 à Corfou, capitale du protectorat britannique de la république des îles Ioniennes, alors qu’il était secrétaire du gouvernement à Malte.
Frederick Hankey fils et sa soeur, Thomasina-Ionia (1828) |
Frederick Hankey [II] était né
le 14 juillet 1821 à Corfou et y avait été baptisé le 1er décembre suivant.
Il fut commis au Département des statistiques du gouvernement de 1838 à 1841, demeurant alors à Londres, chez son père, au 14 Lower Berkeley Street [Fitzhardinge Street],
Sixth Dragoon-Guards or Carabineers, par William Heath (1838) |
puis servit dans le 6e régiment des Dragoons Guards ou Carabiniers, cavalerie, de 1841 à 1846, et dans les Scots Fusilier Guards, avant de quitter l’armée en décembre 1846, avec le grade de lieutenant.
Grand et mince, blond aux yeux bleus, riche et bénéficiant de la protection de personnages puissants, Frederick Hankey s’installa en 1848 à Paris IX, dans un quartier qu’il appelait « le clitoris de Paris » : il loua des appartements appartenant à Richard Seymour-Conway (1800-1870), 4e marquis d’Hertford, dit « Lord Hertford », collectionneur d’art, vivant à Paris depuis 1829 au 2 rue Laffitte.
Il fut d’abord locataire d’un appartement au 3 rue Laffitte, à côté du restaurant de la Maison Dorée.
Rue Laffitte, Paris IX. Photographie Louis-Emile Durandelle (1879) La Maison Dorée à gauche, l'église Notre-Dame de Lorette dans le fond. |
Boulevard des Italiens, Paris. In Supplément au journal Le Monde illustré, 1858 Appartement de Frederick Hankey [point rouge] |
Il constitua alors une
bibliothèque d’environ 2000 volumes de littérature érotique. Par Augustus-Frederick
Glossop-Harris (1825-1873), directeur de théâtre à Londres et à Paris, il fit passer
des livres érotiques en Angleterre, à ses amis les poètes Algernon Swinburne
(1837-1909) et Richard Monckton Milnes (1809-1885), 1er baron de Houghton,
le général Studholme-John Hodgson (1803-1890), l’explorateur Richard-Francis
Burton (1821-1890), l’écrivain Henry-Spencer Ashbee (1834-1900) et autres
amateurs.
Hankey fut autorisé à déposer
l’intégralité de sa bibliothèque à l’ambassade britannique, pour la protéger
d’une éventuelle saisie par les sbires de Napoléon III, ce qui avait été le cas
pour son ami Alfred Bégis (1829-1904), avocat et syndic de faillites, qui avait
subi, le 7 juillet 1866, une perquisition à son domicile, 29 boulevard de
Sébastopol [Ier] : dans la bibliothèque de plus de 10.000 numéros,
deux ou trois cents livres, estampes et gravures furent saisis et transportés
au parquet du procureur général ; le 16 novembre 1866, 154 livres et 23
estampes furent adressés par le parquet de la Seine à la Bibliothèque impériale.
Octave Uzanne (1851-1931) conta sa rencontre avec le chevalier de Kerhany [anagramme de Hankey, plus la lettre « r »], bibliophile passionné de « curiosa » :
« SOUVENT, je le rencontrais chez les grands libraires de la rive gauche, parlant sobrement, dans une note basse, fatiguée, presque enrouée ; avec une allure étrange et cet air de gêne et de discrétion que l’on voit aux conspirateurs. - Il semblait, devant un tiers, vouloir s’effacer, et, s’il exprimait ses désirs, ce n’était que d’une façon indécise et inquiète ; lançant des phrases indéterminées, brèves, pleines d’une autorité craintive : “ Trouvez-moi la chose en question ”, disait-il au libraire, ou bien : “ N’oubliez pas, en grâce, ce que vous savez ; il me le faut coûte que coûte ; n’allez pas trop m’écorcher cependant ; - je repasserai bientôt. ”
Je ne sais quel vague caprice me
poussait à connaître ce Bibliomane bizarre, musqué, enveloppé de mystère ; je
pensais que cet être singulier n’était pas à coup sûr le premier venu ; sa
physionomie seule m’intriguait particulièrement, et sous la sénilité vainement
dissimulée de sa démarche, je pressentais un Bibliophile d’une race à part.
Portrait présumé de Frederick Hankey, par Albert Robida Octave Uzanne. Contes pour les bibliophiles. Paris, May et Motteroz, 1895, p. 172 |
Le lendemain, à l’heure fixée […],
je me trouvais chez le chevalier qui m’attendait dans sa Bibliothèque. Cette
librairie était disposée dans un salon ovale ; une fenêtre aux vitraux
multicolores y distribuait le jour dans un prisme joyeux et le soleil tamisé
par des losanges roses, jaunes ou bleus, semblait éclabousser les tapis d’orient
de reflets contrariés. Les parois de la pièce étaient entièrement rayonnées de
planchettes de bois de rose, recouvertes de cuir de Russie, et ornées sur les
rebords de coquets lambrequins de moire vert myrthe [sic], dentelés et
effrangés, dont l’élégance se joignait à l’avantage de préserver les livres de
la poussière. Tout en haut, près de la corniche, sur le dernier rayon,
dans un désordre charmant et fait pour le plaisir des yeux, des petites
statuettes se montraient dans toute l’impudence de l’impudicité ; c’étaient de
sveltes Vénus n’ayant rien du rigide classique, des groupes de baigneuses
affolées, des Sapho... avant l’amour de Phaon, des Narcisses pâles et blêmes,
des Hercules puissants et aussi des suites de Phallus en bronze ayant l’esprit
et le caractère singulier de ceux que l’on voit dans Le Musée Secret du Roi
de Naples. Je me croyais chez un juge d’instruction après la saisie de
figurines portant atteinte à la morale publique, tant était chaude et déréglée
la composition de cette statuaire unique. - La pièce n’avait pour tous meubles
qu’un divan circulaire, large, profond, rebondi, habillé d’une épaisse étoffe
des Indes ravissante de tons, sur laquelle étaient jetés des coussins nombreux
et variés. Çà et là quelques X de Cèdre supportaient des cartons à estampes et
une table liseuse, aux pieds torses, à sabots d’or, occupait le centre de la
salle. Au plafond, d’une rosace ayant la bizarrerie obscène de certaines
gargouilles moyen-âge, tombait un lustre de bronze d’une si effrayante
lubricité qu’on l’eut dit ciselé par quelque Benvenuto Cellini atteint de
satyriasis.
Cette Bibliothèque me parut
renfermer près de deux mille volumes dont je m’approchais déjà curieusement
afin d’en parcourir les titres lorsque le Chevalier de Kerhany m’arrêta :
“ Mon jeune ami, me dit- il
doucement, cette bibliothèque est un enfer bibliographique dont je suis le
Pluton égoïste ; ici, j’ai donné rendez-vous à tous les affamés du vice, à tous
les grotesques de libertinage, à tous les condamnés de l’indignation
bourgeoise, aux conceptions maladives et honteuses des cerveaux surmenés de
plaisirs. Peu de visiteurs ont franchi cette enceinte ; quelques jolies
pécheresses seules y ont traîné l’élégance de leurs pantoufles ; et si une
sympathie particulière me permet aujourd’hui de faire en votre faveur ce que je
n’ai fait jusqu’alors pour aucun autre Bibliophile, votre érudition sage vous
placera, je l’espère, au-dessus de vos sens ; cependant, je crois devoir vous
prévenir : réfléchissez comme si vous alliez prendre de l’opium pour la
première fois de votre vie. […]
La première rangée des livres
que j’ouvris formait ce qu’on pourrait appeler la série des anodins : c’étaient
pour la plupart des romans ou contes piquants, écrits dans cette période
voluptueuse comprise entre la Régence et la Révolution, des fantaisies Turques,
Persanes ou Chinoises, de bonnes et inoffensives polissonneries imprimées à
Cythère avec l’approbation de Vénus, à Érotopolis, à Cucuxopolis, ou au Palais
Royal chez une petite Lolo, marchande de galanterie. Je vis Grigri ; Thémidore
; Le Noviciat du Marquis de *** ou l’apprenti devenu maître ; Les Œuvres
galantes de Bordes ; Le Grelot ; Le Roman du Jour ; Le
Sopha ; Le Tant pis pour lui ou les spectacles nocturnes ; les
différents Codes : Code de la Toilette ; Code des Boudoirs
; Code du Divorce ; Code des mœurs ou la prostitution régénérée ;
Code de Cythère ou lit de justice d’Amour ; puis la Bibliothèque des
petits maîtres, la Bibliothèque des Bijoux : Les Bijoux
indiscrets ; Le Bijou des Demoiselles, Les Bijoux des neuf Sœurs
; Le Bijou de Société ou L’Amusement des Grâces ; les Bijoux des
petits neveux d’Arétin et autres ; les Caleçons des Coquettes du jour,
les Calendriers de Cythère, L’Almanach cul à tête, ou étrennes
à deux faces pour contenter tous les gouts [sic] ainsi qu’une foule d’œuvres
scatologiques et d’ana orduriers.
Les volumes étaient reliés
admirablement en maroquin plein, en veau uni ou agrémenté ; chacun d’eux était
orné de petits fers spéciaux, d’une composition fine et originale, quelquefois
brutalement grossiers par esprit de couleur locale ; ils étaient placés sur le
dos, entre les nervures, en forme de culs-de-lampes [sic] ou frappés en plein
maroquin sur le plat des volumes en guise d’armoiries. - Des gravures
licencieuses étaient ajoutées aux passages les plus colorés des ouvrages
auxquels elles convenaient ; les gardes même, subissaient quelquefois l’effronterie
d’un dessin graveleux et je ne pouvais m’empêcher de songer que le livre de la
plus chaste gauloiserie se fut trouvé impitoyablement transformé par l’érotomanie
invétérée du Chevalier de Kerhany.
Au fur et à mesure que j’inclinais
vers la gauche, la graduation libertine s’accentuait ; déjà j’avais franchi les
poésies gaillardes : La Muse folâtre ; L’élite des poésies héroïques
et gaillardes de ce temps (1670) ; Le Parnasse satyrique du sieur
Théophile ; Le Cabinet satyrique ; Les Œuvres de Corneille
Blessebois ; Dulaurens ; Les Muses en belle humeur ou Elite des
poésies libres ; le Pucelage nageur ; L’Anti-Moine ; Le
Parnasse du XIXe siècle et tous les ouvrages imprimés en
Belgique, à Neufchâtel, à Freetown, avec eaux-fortes de Rops, auxquelles s’ajoutaient
de nouvelles gravures. Déjà j’avais parcouru la majeure partie de la
Bibliothèque et mes mains commençaient à trembler en ouvrant chaque livre qui s’offrait
à moi ; les petits fers prenaient des allures cyniques et effrayantes ; j’eus
peur de ne pas arriver au but et j’abandonnai quelques centaines de volumes
pour atteindre l’extrême gauche.
Je me trouvais bien en effet
parmi les incurables, comme me l’avait dit le Chevalier, c’était à l’extrême
gauche, le suprême du genre, le nec plus ultra de la dépravation et à la
fois du luxe artistique des livres et des gravures ; Les Œuvres badines d’Alexis
Piron touchaient L’Amour en Vingt Leçons et le Meursius François
; L’Arétin y était représenté par le Recueil de postures érotiques d’après
les gravures à l’eau-forte d’Annibal Carrache ; par l’Alcibiade
Fanciullo à Scola ; par l’Arétin français et par le livre dit : Bibliothèque
d’Arétin ; près du Divus Arétinus je remarquai Félicia ou Mes
Fredaines ; Monroce [sic] ou le Libertin par fatalité ; les
Monuments de la vie privée des Douze Cæsars et les Monuments du Culte
secret des Dames Romaines ; plus loin je vis Justine ou Les Malheurs de
la vertu ; Cléontine ou La Fille malheureuse ; Juliette ou la
suite de Justine ; Le Portier des Chartreux ; La France fout...
; La Philosophie dans le Boudoir ; Les crimes de l’amour ou le délire
des Passions ; en un mot toutes les œuvres sadiques du Marquis de Sade, en
éditions originales, avec reliures à petits fers de torture. - J’allais me
livrer au plaisir de regarder les manuscrits et les dessins originaux ; je
mettais la main sur l’un des trois exemplaires connus du Recueil de La
Popelinière : Tableaux des Mœurs du Temps dans les différents âges de la vie,
1 vol. grand in- quarto, j’admirais les vingt gouaches mignardement impudiques de
Carême […] »
(Octave Uzanne. « Le
Cabinet d’un éroto-bibliomane ». In Caprices d’un bibliophile.
Paris, Édouard Rouveyre, 1878, p. 127-146)
Tableaux des Mœurs du Temps Dans les différens âges de la vie |
Contrairement à ce qu’ont pu écrire les bibliographes, les 2 exemplaires des Tableaux des Mœurs du Temps Dans les différens [sic] âges de la vie (Amsterdam [Paris], s. n. [Bonnin], s. d. [1750], in-4), suivi de Daïra, fantaisie orientale, par le fermier général Alexandre-Jean-Joseph Le Riche de La Popelinière (1693-1762), qui ont été imprimés au château de Passy, ont bien été conservés : l’un est sans figures, l’autre contient 18 miniatures, dont 2 au lavis d’encre de Chine et 16 en couleurs.
Ce dernier, relié en maroquin
rouge, tranches dorées, aux armes de l’auteur, « de gueules à une chaîne
d’or, supportant un coq de même, regardant une étoile au canton dextre d’argent »,
le dos et les coins ornés de pièces d’armoiries. Son exécution a coûté plus de
60.000 livres au fermier général. A sa mort, il fut saisi pour le roi Louis XV,
passa mystérieusement dans les mains du duc de La Vallière (1708-1780), puis dans
celles du marquis de Paulmy (1722-1787), du Russe Michel-Petrovitch Galitzin (1764-1836),
du baron Pichon (1812-1896), et de Frédérick Hankey.
Charles Cousin (1822-1894) acquit
cet exemplaire auprès de Angelina-Sophie Vernon-Beckett pour 20.000 francs :
en 1891, à la vente de sa bibliothèque [n° 673], il fut adjugé 20.200 fr. au
libraire Adolphe Durel (1847-1913), pour Henri Bordes (1842-1911), de Bordeaux :
« Quelques jours avant la vente, il courait un bruit persistant : le La Popelinière n’était pas complet. – On se disait et répétait que le baron Pichon, lorsqu’il céda le livre à Hankey, avait, pour équilibrer le prix qui lui était offert avec celui qu’il réclamait, détaché deux [au lavis] des miniatures les plus aimables, dont une scène de Lesbiennes d’un pâmant intérêt. Le La Popelinière devrait donc, si ce qu’on raconte est juste, comprendre Vingt Miniatures. Il appartient au propriétaire actuel de faire la clarté sur cette question. »
(Le Livre moderne. Paris,
Quantin, 1891, t. III, p. 298)
En 1875, Hankey refusa l’offre du manuscrit encore inédit des Cent Vingt Journées de Sodome du marquis de Sade, sous la forme d’un rouleau de plus de 12 m de long, constitué de trente-trois feuillets collés bout à bout sur une largeur de 11,3 cm, écrit en 1785 à la Bastille, mis à l’abri avant le 14 juillet 1789 par un révolutionnaire nommé Arnoux, de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume [Var], et acheté par un aristocrate, Louis-François de Villeneuve-Bargemont (1784-1850), marquis de Trans : « Que voulez-vous que je fasse d’un manuscrit de douze mètres de long et absolument illisible. Faites-m’en faire une copie sur papier en feuilles et je l’achèterai de suite. » Depuis, au terme d’un parcours mouvementé, ce manuscrit a été acquis par l’État français le 9 juillet 2021, pour 4,55 millions d’euros, somme entièrement apportée par Emmanuel Boussard, ancien banquier et petit-fils de Jacques Boussard (1910-1980), conservateur à la Bibliothèque de l’Arsenal.
Hankey était tout aussi réticent à ajouter à sa collection An Account of the Remains of the Worship of Priapus (London, T. Spilsbury, 1786) et les eaux-fortes de Dominique Vivant (1747-1825), baron Denon, les trouvant tous deux « plus singuliers qu’excitants ». Un recueil de facéties du XVIIe siècle ne l’attirait pas non plus : « Ce n’est pas mon genre de livre leste ».
Le Meursius françois, ou Entretiens galans d’Aloysia
Le Parnasse satyrique du dix-neuvième siècle. Frontispice. Le Nouveau Parnasse satyrique du dix-neuvième siècle. Frontispice.
Georges-Jacob
Trautz (1808-1879)
Érotolâtre trautzomane, - ou
érotomane trautzolâtre, comme on voudra, - Hankey réalisa une de ses obsessions
en faisant exécuter par Trautz, sur le Parnasse satyrique du XIXe Siècle, la
célèbre reliure “ aux fleurs du mal ” : citron doublé de noir ; sur la
doublure noire, dentelle de fleurs cyniques et papillons concupiscents, etc.
Puis, sur je ne sais quel Meursius
français ou quel Portier des Chartreux, il lança le brave Trautz
dans la mosaïque la plus follement spintrienne qui se pût imaginer.... Pour du
nouveau, c’en fut, et signé !
C’est Hankey, ce jeune Anglais
que les Goncourt notaient dans leur journal comme “ confinant aux abîmes ” !
Ceci est pour son début.
Et voici son “ mot de la fin ”.
Il était au lit de mort, quand retentit un coup de sonnette à la porte d’entrée.
Hankey, dans une dernière pensée, se rappelle un désir de bibliophile,
longtemps caressé et inassouvi : Ah ! dit-il, c’est un libraire qui m’apporte
une Justine EN PAPIER VÉLIN Et il meurt. »
(Henri Beraldi. La Reliure du
XIXe siècle. Paris,
L. Conquet, 1896, t. III, p. 62-64)
Membre de la Société d’ethnographie américaine et orientale en 1864, Hankey serait le co-auteur de deux ouvrages, avec Henri Duponchel (1794-1868), orfèvre, ancien directeur de l’Opéra de Paris, et Alfred Bégis :
Instruction libertine (Sadopolis [Bruxelles], s. n. [Jean-Pierre Blanche], 1860 [i.e. 1868], 50 ex. numérotés), qui serait le livre érotique le plus rare du monde ;
L’École des biches
(Paris [Bruxelles], s. n. [Jean-Pierre
Blanche], 1868, 64 ex numérotés), condamnée à la destruction l’année même de sa
parution. Jean-Pierre Blanche, libraire parisien, s’était réfugié à Bruxelles,
où il avait établi une petite librairie d’occasion, en chambre, rue Saint-Jean.
Chevalier de la Légion d’honneur le 11 juin 1881, pour avoir été membre du jury de la classe « Maroquinerie, marqueterie et vannerie » à l’Exposition universelle de Paris en 1878, Frederick Hankey est décédé le 8 juin 1882, des complications de sa maladie goutteuse. Ses obsèques eurent lieu le 10 juin en l’église luthérienne de la Rédemption, 16 rue Chauchat, Paris IX ; il fut inhumé au cimetière du Père Lachaise.
« Un Anglais fort connu à Paris, M. Frédéric Hankey, bibliophile d’une espèce particulière, vient de mourir, laissant un très riche cabinet dans son appartement de la rue Laffitte.
Entre autres curiosités, M.
Hankey possédait l’exemplaire unique des Tableaux des Mœurs du temps, du
fermier général de la Popelinère ou de la Poupelinière, ornée de vingt
miniatures exécutées avec le plus grand soin (seize en couleur et quatre au
lavis) et attribuées à Monnet. […]
C’est de M. Jérôme Pichon que M.
Hankey tint ce monument de la corruption du dix-huitième siècle, qu’il exhibait
à ses visiteurs avec un orgueil qui avait son côté comique.
Les Tableaux des mœurs du
temps n’étaient pas d’ailleurs le seul joyau de ce cabinet, que M. P.
Malassis, à bout d’épithètes, qualifiait de superlatif.
Superlatif est
bien trouvé et dit tout. »
(Charles Monselet.
« Chronique ». In L’Événement, 27 juin 1882, p. 1)
La bibliothèque aurait été dispersée discrètement entre Ashbee, Begis et Cousin.
« La plus grande partie des livres de M. Henkey [sic], homme si maigre qu’il devait marcher avec des béquilles à cause de sa grande faiblesse, et si amateur de livres sotadiques qu’il mériterait d’être appelé le Don Quichotte des romans obscènes, a passé dans la bibliothèque de M. Ashbee, riche Anglais, qui écrivit trois ouvrages de bibliographie érotique signés du pseudonyme de Pisanus Fraxi. La bibliothèque obscène de M. Ashbee, sans doute la plus riche du monde, a été léguée, en même temps que sa collection d’éditions espagnoles et de traductions du Don Quichotte, au British Muséum, où elle est présentement. »
(Guillaume Apollinaire. In L’Œuvre
de Crébillon le fils. Paris, Bibliothèque des curieux, 1911, p. 11, n. 1)
Angelina-Sophie Vernon-Beckett a continué à vivre au 2 rue Laffitte jusqu’en 1894 : on ne sait pas ce qu’il advint d’elle par la suite.
Les Liaisons dangereuses. Londres, 1796, t. I p. 132
« Il me reste toujours à
trouver un exemplaire du livre de Choderlos de Laclos. Je ne pense jamais sans
envie à celui que m’a montré le célèbre H....
C’était un type fort curieux en
somme, que ce collectionneur d’une bibliothèque que Cohen qualifie toujours de
l’épithète euphémique de spéciale (lisez : superlativement obscène).
La seule excuse de H...., si
excuse il peut y avoir, c’est qu’il avait un véritable goût de bibliophile, et
que ce qu’il collectionnait n’avait rien de commun avec les ignominies
vulgaires : par exemple, avec les cartes que nous proposent sur les boulevards
d’aimables joueurs de bonneteau, ou avec les objets similaires débités dans des
magasins respectables d’Outre-Rhin par les vierges de la vertueuse Allemagne.
Non ces livres étaient illustrés des figures de Borel et autres, la condition
en était parfaite, et quelques-uns même parmi eux pourraient parfaitement être
admis dans la bibliothèque d’un amateur sans qu’il eût à en rougir : tels, les Liaisons
dangereuses avec les dessins originaux de Monnet, etc. ; les Contes de
la Fontaine et le fameux exemplaire des Mœurs du temps de la
Popelinière, avec gouaches. (Ces trois exemplaires ont été décrits dans
l’Annuaire de la Société des Amis des Livres).
H... appartenait à une des
grandes familles de l’aristocratie anglaise. C’était un homme de cinquante ans,
chauve, courbé, figure glabre, parole hésitante et entrecoupée. Goutteux, il
sortait souvent avec un pied chaussé d’une bottine et l’autre d’une pantoufle,
ce qui n’était pas d’aspect bien vaillant. Ses chaussures, remarquablement
pointues, lui donnaient une manière d’apparence diabolique, et je sais une
femme de libraire qui lui croyait le pied fourchu.
Il habitait à l’angle du
boulevard des Italiens et de la rue Laffite [sic], en face de la Maison-Dorée,
à l’endroit précis que son imagination excitée lui faisait considérer comme le
“ point nerveux ” par excellence de Paris. Je l’ai visité une fois, en compagnie
d’un autre bibliophile. Sa bibliothèque consistait en deux rayons de
livres enfermés dans une petite crédence. Il nous montra ses fameuses reliures,
(qui ne se peuvent décrire, car il avait réalisé ce phénomène : la reliure
érotique !) notamment la reliure aux fleurs du mal, création dont il
était fier, et sur laquelle on lisait avec une douloureuse stupéfaction la
signature d’un artiste célèbre.
Mais en fait de reliure, H...
n’a jamais pu réaliser celle qu’il avait rêvée. Laquelle ? Je vous le donne en
mille, ou plutôt, vous le savez aussi bien que moi pour lui avoir entendu
exprimer à lui-même avec le plus beau flegme, devant les libraires ahuris, le
regret de n’avoir pu se procurer la peau d’une pétroleuse fusillée, ce
dont il ne s’est jamais bien consolé.
Il paraît que, pendant qu’il
poursuivait cet affreux desideratum, à la fin de la Commune, il était
accompagné d’un de ses compatriotes, autre maniaque. Celui-là rêvait d’avoir
son chapeau troué par une balle. (Oh ! Yes !) Se tenant à l'angle de la rue
Laffite [sic], le corps abrité, il tendait donc ledit chapeau à bout de bras
sur le boulevard que sillonnaient les balles, attendant en cette posture sa
bienheureuse perforation. Sur ce, éclata un obus : le chapeau resta intact, et
un éclat lui cassa le bras.
Il y avait chez H... deux
marbres remarquables. Comme ces chefs-d'œuvre de la statuaire décolletée
étaient posés sur le plancher, sans supports, je le vis, pour en admirer les
beautés, en faire le tour à quatre pattes.
H... était chevalier de la
Légion-d’Honneur, au titre étranger. Il avait été, je crois, membre du jury de
quelque exposition. Les libraires le recevaient sans enthousiasme et le
trouvaient visqueux. La dernière fois que je le vis, il était dans une
boutique de bibelots, rue Laffite [sic]. Je triplai le pas, pensant qu’il ne
m’apercevrait point, mais bientôt je me sentis rattrapé ; il courait en
clopinant vers moi pour me remercier d’un petit article en note qui lui était
consacré dans les Graveurs du XVIIIe siècle (il n'y avait pas
de quoi, vraiment) et m’exprimer ses regrets de ce qu’on n’y eût pas parlé de
lui et de ses livres plus au long. Je m’échappai en lui promettant de réparer à
l’occasion cette déplorable omission.
C’est ce que je fais ici. »
([Henri Beraldi]. Mes
estampes. Lille, L. Danel, 1887, p. 77-78)
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