Le duc d’Aumale, Henri-Eugène-Philippe d’Orléans (Paris, 16 janvier 1822-Zucco, Sicile, 7 mai 1897), cinquième fils du roi des Français Louis-Philippe Ier (1773-1850) et de Marie-Amélie de Bourbon (1782-1866), fut un des plus grands bibliophiles et collectionneurs d’art de tous les temps.
Militaire de carrière dont le nom reste attaché à la prise de la smala d’Abd el-Kader en 1843, il épousa l’année suivante Marie-Caroline-Auguste de Bourbon-Siciles (1822-1869) qui lui donnera sept enfants. Nommé gouverneur général de l’Algérie en 1847, il fut exilé au sud-ouest de Londres par la révolution de 1848 : d’abord au château de Claremont, propriété de son beau-frère le roi des Belges, puis à
Orléans House en 1844 |
Orléans House, qu’il acheta à Twickenham. De retour à Paris en 1871, il s’offrit l’hôtel Fould, qui sera détruit en 1880, rue du Faubourg-Saint-Honoré (VIIIe), fut élu à l’Académie française et député de l’Oise, présida le conseil de guerre qui condamna le maréchal Achille Bazaine pour trahison et fut nommé au commandement du 7e corps d’armée à Besançon.
Il fut exilé une seconde fois, de 1886 à 1889, pour avoir protesté contre sa radiation des cadres de l’armée sur proposition du général Georges Boulanger, qui avait voulu ainsi donner des gages aux républicains : à Bruxelles, où il loua une maison rue de Charleroi, et à Londres, où il acheta Moncorvo House, près de Hyde Park.
En 1886, veuf et sans enfant vivant, il légua à l’Institut de France ses collections, ainsi que son domaine de Chantilly, dont il avait hérité en 1830 du dernier prince de Condé, son parrain.
Il avait publié anonymement le 1er mai 1858, dans la Revue des deux-mondes, un article sur « Alésia : étude sur la septième campagne de César en Gaule ». Il a laissé aussi une Lettre sur l’histoire de France (Paris, Dumineray, 1861, in-8) qui a conduit devant la 6e chambre correctionnelle l’éditeur et l’imprimeur François-Henri Beau, de Saint-Germain-en-Laye : le premier fut condamné à un an de prison, le second à six mois, et chacun à 5.000 francs d’amende ; après avoir été saisi, le pamphlet fut publié à Leipzig, Londres, Bruxelles et Tournai. Le duc d’Aumale fut surtout l’auteur d’une Histoire des princes de Condé (Paris, Michel Lévy frères, 1863-1864, 2 vol. in-8, et Paris, Calmann Lévy, 1885-1896, 8 vol. in-8).
C’est lors de son premier exil en Angleterre qu’il trouva une distraction dans l’amour de l’art et des livres. Resté en relation avec l’historien Alfred-Auguste Cuvillier-Fleury (1802-1887), son ancien précepteur devenu son secrétaire particulier, il lui écrivit en décembre 1848 :
« Je deviens décidément bibliomane : quand je vais à Londres, je vais chez les libraires qui ont de vieux livres ; j’en regarde, j’en marchande, et je m’en vais, me bornant à emporter le catalogue. »
Il avait reçu en héritage les 800 manuscrits qui restaient de la bibliothèque des Condés et, le cas échéant, il souhaitait acquérir leurs équivalents imprimés. Il suivit donc de près les ventes publiques.
Dès 1849, la plus mauvaise année pour les livres et la bibliophilie, il fit quelques acquisitions à la vente de la bibliothèque de Richard Grenville, 1er duc de Buckingham et Chandos (1776-1839). Il s’intéressa l’année suivante à la vente des livres du lieutenant-général comte Hyacinthe-François-Joseph Despinoy (1764-1848), amateur des beaux-arts et de la littérature italienne, à celle de Pont-Laville, où il fit l’acquisition de plusieurs ouvrages dont les Lettres héroïques du sieur de Rangouze, exemplaire de dédicace orné du chiffre et du portrait d’Anne d'Autriche pour 81 fr., et à celle d’E. Baudelocque, qui vendait ses livres parce qu’il perdait la vue. Le 14 novembre 1850, à la vente de la bibliothèque de M. M***, le duc d’Aumale se rendit acquéreur pour 67 fr. d’un bel exemplaire des Cent Nouvelles nouvelles reliées par Capé, et a enlevé à M. Yemeniz une relation inconnue de la Prise d’Alger par Charles-Quint pour 376 fr.
Après la mort de son père, le duc acheta en mars 1851, au château de Bizy, à Vernon (Eure), les 3.504 volumes, dont 250 incunables acquis auprès du bibliographe milanais Gaetano Melzi (1786-1851), de la bibliothèque que le collectionneur anglais Frank Hall Standish (1799-1840) avait constituée et léguée au Roi, pour la somme de 133.000 francs. Cette acquisition fit naître chez le duc une passion pour les imprimés égale à celle des manuscrits. La même année, il fit acheter, à la vente du maréchal Horace Sébastiani (1772-1851), Les Œuvres d’Alain Chartier (Paris, le Mur, 1647, in-4) pour 210 fr., les Œuvres de Clément Marot (Lyon, G. Rouille, 1554, in-16) pour 90 fr. et les Œuvres poétiques de Forcadel (Paris, G. Chaudière, 1579, in-8) pour 59 fr. ; à la vente Lefèvre-Dallerange, le duc d'Aumale a payé 74 fr. le Liber Psalmorum (Langelier, 1586) dans une somptueuse reliure au chiffre de Catherine de Médicis, et 291 fr. un bel exemplaire de la première et rarissime édition de La Vénerie de Jacques du Fouilloux (Poitiers, de Marnef et Bouchet frères, 1561, in-fol.). Toujours en 1851, à la vente des livres du magistrat Louis-Jean-Nicolas Monmerqué (1780-1860), le Cy nous dit, sorte de manuel d’instruction religieuse illustré de miniatures, sur vélin du xive siècle, fut adjugé 1.000 fr. au duc d’Aumale qui, par ailleurs, donna 212 fr. pour La Muse historique de Jean Loret, recueil de lettres en vers de la seconde moitié du xviie siècle.
En 1852, le duc acheta des livres à la vente des restes des bibliothèques privées de Louis-Philippe Ier, sauvés des pillages du Palais-Royal et du château de Neuilly, dont le seul exemplaire imprimé sur vélin de La Très Élégante [...] Histoire du roy Perceforest (Paris, Galliot du Pré, 1528, 6 vol. in-fol.) pour 11.100 francs et Joseph, juif et hébreu (Paris, Galliot du Pré, 1534, in-fol.), qui a fait partie de la célèbre bibliothèque des d’Urfé, pour 2.045 fr. La même année, il fut à Londres, à la vente des livres d’Edward Utterson (1776-1857), bibliophile bien connu en Angleterre.
En 1853, il acheta à la vente des livres du libraire Jean-Jacques De Bure, et à celle des livres et des cartes géographiques du baron Charles-Athanase Walckenaer (1771-1852), naturaliste, il a acheté pour 975 fr. un fort bel exemplaire de la Cosmographia de Ptolémée (Rome, 1478), le premier ouvrage où se trouvent des planches gravées en taille-douce, et pour 700 fr. un des sept exemplaires connus du plan de Paris de 1652 par Jacques Gomboust. Le duc entra à la « Philobiblon Society », société de bibliophiles fondée à Londres cette même année.
En 1854, à la vente Armand Bertin (1801-1854), directeur du Journal des débats, un exemplaire, relié en maroquin par Trautz, des Essais de Montaigne (Bourdeaux, 1580, 2 vol. in-8) a été payé 515 fr. pour le compte du duc d’Aumale ; la même année, il commissionna à celle du libraire et bibliographe Antoine-Augustin Renouard (1765-1853).
En 1855, il fit suivre les ventes des bibliothèques de l’abbé Jean-Baptiste de Béarzi, protonotaire apostolique et chargé d’affaires de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles à la cour de Vienne, de lord Rutherford, à Edimbourg, et du juriste Charles Giraud (1802-1881), ancien ministre de l’Instruction publique, et donna 1.260 fr. pour le Virgilius (Venetiis, in aedibus Aldi et Andreae Soceri, 1527, in-8) de Grolier.
En janvier 1856, le duc acheta à Gênes, au baron Félix de Margherita, les Très Riches Heures du duc de Berry (xve s.), pour la somme de 18.000 francs. La même année, à la vente de la bibliothèque de l’homme de lettres Jean-Pierre-Agnès Parison (1771-1855), Techener acheta 1.550 fr., pour le compte du duc d’Aumale, le fameux C. Julii Cæsaris Commentarii (Anvers, C. Plantin, 1570, in-8) de Montaigne, acheté 1,50 fr. sur les quais en 1832, et non en 1801 comme il est encore souvent dit : exemplaire « sorti des mains de Montaigne, marqué de son nom, couvert de ses notes, illustré par une page inédite, donnant la date de sa lecture et celle de son âge. »
Au tout début de l’année 1857, le duc fit pousser les enchères à la vente Carlo Riva, de Milan, puis à la vente du tourangeau André Salmon.
L’année suivante, il s’intéressa à la vente de la bibliothèque de François-Xavier-Joseph-Ghislain Borluut de Noordonck (1771-1857), de Gand.
En 1859, il fit l’acquisition, avant leur vente, des 2.910 titres d’ouvrages de la bibliothèque de l’agent de change Armand Cigongne [on doit prononcer « Cigogne »] (1790-1859), considérée comme la plus belle de Paris, pour 375.000 francs, et posséda alors plus de deux cents reliures de Joseph Thouvenin « l’Aîné » décédé vingt-cinq ans auparavant. A la vente Libri, la même année, le duc d’Aumale fit l’acquisition, pour 150 £ [3.750 fr.], d’un volume de Machiavel, Libro dell’arte de la guerra (Vinegia, 1540, in-8), reliure de Grolier.
Puis ce furent les ventes G. Gancia, libraire à Brighton, en 1860, puis Léon Cailhava (1795-1863), de Lyon, dont le relieur favori était Koehler [et non Duru], en 1862.
Au début de l’année 1866, à la vente de la précieuse bibliothèque du prince Sigismond Radziwill, constituée à Paris par le prince Michael Radziwill (1744-1831) et qui contenait de nombreuses reliures de Boyet, Padeloup, Bradel, Biziaux et Derome, le duc d’Aumale put acquérir pour 7.050 fr. un exemplaire unique sur vélin du Choix de Chansons mises en musique par de La Borde (Paris, 1773, 4 vol. in-8, mar. r. de Derome), avec les dessins originaux de Moreau, de Le Bouteux et de Le Barbier, qui avait appartenu à la reine Marie-Antoinette.
En 1867, à la vente de la bibliothèque de Nicolas Yemeniz (1783-1871), qui a produit la somme de 724. 252 fr. et 75 c., chiffre le plus considérable qu’aucune bibliothèque d’amateur n’avait jamais atteint, le livre dont le prix a été le plus élevé fut l’Alain Chartier de Vérard, sur peau de vélin, le plus beau livre de la collection, acquis au prix de 11.050 fr. par Léon Techener pour le duc d’Aumale.
Après son retour d’exil, le duc d’Aumale entreprit de reconstruire le Grand Château de Chantilly, qui avait été rasé en 1799, et fit aménager, de 1875 à 1878, le « Cabinet des Livres », dans le Petit Château, ou Capitainerie, du xvie siècle, pour ses 1.500 manuscrits et 11.500 volumes imprimés. L’historien Georges Picot (1838-1909) écrivait en 1897 :
« Dans la galerie des livres, tout était fait pour le travail et la pensée : au milieu, de longues tables attendaient les estampes ou le déploiement des cartes. Tout autour, des vitrines renfermaient les exemplaires les plus rares, depuis les incunables jusqu’aux premières éditions des maîtres de tous les temps. Cette collection ne ressemblait en rien à celles que forme un acheteur riche, en quête du plus intelligent des luxes ; comme les bibliophiles de première marque et plus qu’aucun d’eux, il connaissait tous ses livres, il les aimait, il savait leur place aussi bien dans ses rayons que dans la littérature de leur siècle. Les anecdotes qui avaient enchanté le promeneur dans la galerie de tableaux, il ne les prodiguait pas en face de ses livres ; mais qu’un véritable amateur, qu’un de ses collègues de la Société des Bibliophiles, qu’un lettré vînt le visiter, les vitrines soigneusement fermées s’ouvraient, la conversation changeait de tour, et apparaissait l’érudit le plus précis, très informé et très interrogateur. »
Le duc était effectivement entré à la Société des Bibliophiles françois le 24 janvier 1872, et entra en 1881 à la Société des Amis des Livres, présidée alors par Eugène Paillet (1829-1901), conseiller à la Cour d’Appel de Paris. Cette année 1881, il acheta chez Damascène Morgand le cinquième exemplaire connu des Œuvres de Monsieur Molière (Paris, Claude Barbin, 1673, 7 vol. in-12, mar. r. anc.) qui venait de la vente des livres de Édouard Collin (1808-1886).
En 1888, il fit construire une seconde bibliothèque, dite « Bibliothèque du Théâtre », pour les livres du xixe siècle et les bibliographies.
Revenu de son second exil, le duc acheta en 1891 à Louis Brentano, à Francfort, pour 250.000 francs, les quarante feuillets illustrés par Jean Fouquet du Livre d’heures d’Étienne Chevalier (xve s.), dépecé à la fin du xviiie siècle, et l’année suivante, il acheta le Psautier de la reine Ingeburge de Danemark (xiiie s.), qui avait appartenu au président Jean-Antoine de Mesmes (1661-1723), à la comtesse de Lignac pour 47.000 francs. En 1894, il se rendit acquéreur de 28 ouvrages à la vente de Raoul-Léonor L’Homme-Dieu du Tranchant, comte de Lignerolles (1817-1893), qui ne faisait relier ses livres que par Trautz, pour la somme de 25.000 francs.
Dès 1850, le duc d’Aumale se révéla être amateur de reliures : « Je sais que les livres rares sont chers ; je sais que les jolies reliures le sont aussi ; mais j’aime les uns et les autres, et surtout les deux choses réunies, et j’y veux mettre le prix qu’il faut. »
Il traita avec de nombreux relieurs, la plupart à Paris : Hippolyte Duru, « qui fait surtout bien les jansénistes et les maroquins lisses, mais qui ne réussit pas aussi bien les livres épais » ; Laurent-Antoine Bauzonnet et Charles-François Capé, qui « sont incontestablement les deux plus forts » ; Georges Trautz, la veuve de Jean-Édouard Niedrée et Pierre-Marcellin Lortic, pour les reliures « les plus faciles » ; Jean-Baptiste Petit, successeur d’Alphonse Simier (1795-1859) en 1849, pour les veaux.
L’habile Jean-Édouard Niedrée (1803-1854) avait épousé la veuve de Frédéric-Guillaume Muller († 1836), successeur lui-même de Joseph Thouvenin « l’Aîné » (1791-1834) et dont les reliures étaient caractérisées par un grand luxe d’ornement. Dans son rapport sur l’Exposition de 1844, Ambroise-Firmin Didot écrivait :
« Toutes les qualités qui ont rendu célèbres les anciens relieurs, Le Gascon, Du Seuil, Padeloup, Derome, sont réunies chez M. Niedrée. Aidé des conseils des bibliophiles les plus distingués, il exécute des reliures dans le style de la Renaissance et du siècle de Louis XIV avec une telle rectitude de dessin et une si grande délicatesse de dorure que les cinq ou six chefs-d’œuvre qu’il a exposés surpassent les plus riches reliures des superbes bibliothèques de Henri II, de Henri III, de Grolier, de De Thou. »
Après la mort de Niedrée, sa veuve tint l’atelier jusqu’en 1860, quand son gendre Jean-Philippe Belz (1831-1917) le reprit : il signa ses reliures « Belz-Niedrée ». Quand il se retira des affaires en 1880, son matériel du passage Dauphine fut repris par Georges Canape (1864-1940).
Le Gascon Pierre-Marcellin Lortic (1822-1892), actif de 1844 à 1884, rival de Trautz et fournisseur habituel de Baudelaire, couvrait ses dos de fers tortillés reconnaissables et fut le premier à remplacer les gardes de papier par de la soie moirée ou du brocart. Il remporta sa première médaille à l’Exposition de Londres en 1851, pour sa splendide reliure du Catholicon de Balbus de Juana , édition de Strasbourg de 1470. Il « a poussé le fini et l’éclat jusqu’à l’impossible ». Edmond de Goncourt écrivait en 1881 :
« Mais pour moi, – quand il est dans ses bons jours, – Lortic, sans conteste, est le premier des relieurs. C’est le roi de la reliure janséniste, de cette reliure toute nue, où nulle dorure ne distrait l’œil d’une imperfection, d’une bavochure, d’un filet maladroitement poussé, d’une arête mousse, d’un nerf balourd, – de cette reliure où se reconnaît l’habileté d’un relieur ainsi que l’habileté d’un potier dans une porcelaine blanche non décorée. Nul relieur n’a, comme lui, l’art d’écraser une peau, et de faire de sa surface polie la glace fauve qu’il obtient dans le brun d’un maroquin La Vallière ; nul, comme lui, n’a le secret de ces petits nerfs aigus, qu’il détache sur le dos minuscule des mignonnes et suprêmement élégantes plaquettes que lui seul a faites. Lortic est encore sans pair et sans égal pour jeter des fleurs de lis sur le plat d’une reliure, et la reliure de mon Histoire de Marie-Antoinette, où sur le semis d’or ressaute, dans le maroquin rouge, le profil d’argent d’une médaille de la Dauphine, est une reliure qui peut tenir à côté des plus parfaits ouvrages des relieurs anciens. »
De ses deux fils qui lui succédèrent, Marcellin Lortic (1852-1928) resta seul propriétaire de l’atelier de la rue de la Monnaie en 1891. La vente des livres rares et curieux, anciens et modernes, de Pierre-Marcellin Lortic, la plupart couverts de riches reliures exécutées par lui, dont plusieurs en mosaïque, eut lieu les 19 et 20 janvier 1894.
Mais en 1861, le duc d’Aumale déclarait sans ambiguïté que les trois grands relieurs vivants étaient Trautz, Capé et Duru.
Georges Trautz (Pforzheim, 1808-Paris, 1879) entra en apprentissage en 1822 et, après avoir parcouru l’Allemagne pour se perfectionner, arriva à Paris en 1830. D’abord chargé de la réalisation du corps d’ouvrage dans le modeste atelier de Kleinhans, rue Mazarine, où il profita des leçons d’un habile doreur nommé Debès, il devint en 1833 ouvrier-doreur chez Laurent-Antoine Bauzonnet (Dole, 1795-Paris, 1882), « le grand maître des filets », dont le duc d’Aumale disait en 1856 : « De tous ces relieurs actuels, Bauzonnet était le seul dont la manière sentît un peu l’artiste. »
Bauzonnet avait épousé en 1830 la veuve de son associé, Jean-Georges Purgold (Darmstadt, 1784-Paris, 1829), « le prince des relieurs de son temps » selon le relieur et poète Mathurin Lesné (1777-1841). En 1840, Trautz s’associa à Bauzonnet et épousa sa belle-fille, Alexandrine Purgold. Dès lors, les reliures furent signées « Bauzonnet-Trautz ». En 1851, Bauzonnet quitta son atelier de la rue du Four (VIe) et prit sa retraite : les reliures furent alors signées « Trautz-Bauzonnet ».
Les reliures de Trautz, jansénistes ou pastiches à décor mosaïqué, se signalent par une technique irréprochable : « Corps d’ouvrage solide, maroquin solide, dorure solide. Avec lui, le livre fut ferme à toucher, lourd à peser, dur à ouvrir. Le livre de Trautz n’est pas plat : il prend une forme délicieusement ovoïde, dans ses cartons cambrés qui renflent au centre et pincent sur les coins. », écrivait Beraldi en 1895. Toutefois, les nerfs, les décors des dos et les titres, sont parfois posés légèrement de travers et montent de gauche à droite : contrairement aux doreurs français qui poussaient les titres latéralement sur le livre placé droit devant eux, Trautz les poussait verticalement sur le livre placé en travers de lui. Les copies de Le Gascon furent la grande passion de Trautz. Las de si mal gagner sa vie, Trautz s’arrêta en 1863 et deux de ses ouvriers, Thibaron et Échaubard, tentèrent de lui succéder, en vain. C’est alors que le « Grand prêtre du pastiche » reprit ses activités en 1866 qui le menèrent à la gloire, pour le plus grand bonheur des « Trautzolâtres », dont l’un des plus exclusifs était le comte Alexandre de Lurde (1800-1872). Le duc d’Aumale fut, avec James de Rothschild, un de ses plus importants clients. Il employa alors les talents de Wampflug, doreur chez Lortic. Trautz mourut le 6 novembre 1879 et fut inhumé au cimetière Montparnasse. Il avait été le premier relieur à recevoir, dix ans auparavant, la croix de la Légion d’honneur.
Le plus célèbre des relieurs du Second Empire, le relieur de Charles Baudelaire, n’a pas droit à une notice dans le Dictionnaire encyclopédique du Livre. Charles-François Capé est né à Villeneuve-Saint-Georges le 9 décembre 1806. D’abord apprenti en papiers peints, il succéda en 1827 à son beau-père comme concierge du Louvre, où il fut également relieur à la bibliothèque. Après la mort de sa mère, il quitta le Louvre en 1848 pour s’installer rue Dauphine, et devint relieur de l’impératrice Eugénie, du baron Taylor et d’Emmanuel Martin. Il devint célèbre pour les compositions pastichées qu’il faisait réaliser par le doreur Jean, dit « Marius », Michel (1821-1890), « le père ». Relieur de talent et grand amateur de gravures, il se constitua une belle bibliothèque. En 1856, le jeune relieur et poète toulousain Auguste Abadie, devenu libraire à Paris, quai Voltaire, lui dédia quelques vers :
« Et sur tous ces bijoux où ton nom est frappé,
Je veux en les voyant que la foule s’écrie :
Ces livres sont charmants, ils sont, je le parie,
De ce grand relieur que l’on nomme Capé. »
En 1860, le duc d’Aumale écrivit à son correspondant parisien : « Vous avez raison d’appeler Capé un véritable artiste. » Capé mourut à Passy le 5 avril 1867, au moment de l’ouverture de l’Exposition universelle, des suites d’une blessure faite en jardinant. Il réclama alors en vain la Légion d’honneur qui lui avait été promise. La mort de Capé inspira Jules Janin, dans le Journal des débats politiques et littéraires du lundi 15 avril 1867 :
« Hélas ! Le voilà mort, cet artiste excellent, ce grand relieur qui n’avait qu’un rival dans le monde. Il avait accompli sa tâche ici-bas. Son œuvre était la grâce et l’honneur des plus riches armoires en vieux Boule et des plus modestes tablettes en sapin odorant du nord, rayées de rouge et parfumées du miel de l’abeille attique. Il s’était bâti dans la région des bibliophiles, à côté de Mme Delessert, sa digne cliente, et non loin de son client M. Benjamin Delessert, une maison au milieu d’un petit jardin. Là il espérait se reposer quelques années et mourir doucement à côté de son aimable et vaillante femme..... Il est mort brusquement, châtié par la muse, pour avoir échangé le stylet léger des entre-filets et des dentelles contre une hache à fendre du bois. La hache est tombée sur son genou, il en est mort. Quelle élégie en latin, au temps des Erasmes et des Scaliger !
Pauvre et digne Capé, compagnon de nos heures les plus belles, ta mort est un deuil pour tous les livres du temps passé, du temps présent, s’il en est beaucoup, dans ce siècle au papier moisi, qui aient mérité l’honneur d’un manteau de pourpre ou d’azur taillé par tes savantes et délicates mains ! »
Au lendemain de sa mort, Bauzonnet écrivit : « Pour moi, Capé était l’idéal ». La vente des 1.137 lots de livres rares et précieux composant la bibliothèque de Capé se déroula du 27 janvier au 3 février 1868 et rapporta 75.000 francs à sa veuve. Le catalogue avait été rédigé par Laurent Potier, libraire sur le quai Malaquais. Son atelier fut repris par ses deux ouvriers, Germain Masson et Charles Debonnelle.
Dans La Maison d’un artiste (Paris, G. Charpentier, 1881, t. I, p. 347), Edmond de Goncourt soulignait : « Le vieux Capé était inimitable pour la résurrection des reliures riches du xviiie siècle et de leurs arabesques fleuries. Je possède une reliure des Maîtresses de Louis XV, exécutée par lui dans la dernière année de sa vie, qui est un vrai chef-d’œuvre de goût et d’imitation intelligente. »
Marc-Hippolyte Duru est né à Claye-Souilly, en Seine-et-Marne, le 26 août 1803, second d’une fratrie de cinq garçons et trois filles, de François-Antoine Duru (1773-1852), garde champêtre, républicain au point de devenir conseiller municipal en 1848, et de Angélique-Louise Thiessard (1780-1820). Elève du relieur parisien Antoine Chaumont, il épousa à Paris, le 25 juillet 1831, Victoire-Armande Coutrel, et s’installa dès 1840 aux Halles, rue des Prouvaires. Il devint un « relieur pour bibliophiles » et confia ses dorures à Marius Michel, dès 1846. C’est en 1852 qu’il accueillit en apprentissage son neveu Eugène Varlin (1839-1871), fils de sa sœur Héloïse, futur militant socialiste et membre de la Commune de Paris, auquel il reprocha de lire les ouvrages qui lui étaient confiés. En 1856, le duc d’Aumale écrivait : « Ce Duru est un habile homme et j’ai de magnifiques reliures qui sortent de ses mains. »
Duru s’associa en 1861 avec René-Victor Chambolle, avant de prendre sa retraite en 1863. Il mourut le 6 mai 1884, à Paris.
Son associé lui succéda et conserva la signature « Chambolle-Duru » pour ses reliures. Il était né à Paris le 14 juillet 1834, avait fait son apprentissage chez Delaunay, rue du Dragon, de 1846 à 1852, puis était parti travailler pendant cinq ans chez Érard, à Metz, avant de revenir à Paris dans l’atelier Gruel-Engelmann, fondé à la suite du remariage, en 1850, de Catherine Mercier (1813-1896), seconde épouse et veuve de Pierre-Paul Gruel (1800-1846), avec le lithographe Jean Engelmann (1816-1875), fils de Godefroy Engelmann (1788-1839), introducteur de la lithographie en France et inventeur de la chromolithographie, ou impression en couleurs, en 1837.
Reliure Club Bindery |
En 1897, le bibliophile américain Robert Hoe fit venir de l’atelier de Chambolle, le meilleur finisseur de livres de l’époque, Léon Maillard, pour le Club Bindery, fondé en 1895 par le Grolier Club de New York ; après la fermeture du Club Bindery en 1909, et ses tentatives de reconduction dans le Rowfant Bindery (1909-1913), le Booklover’s Shop (1914-1917) et le French Binders (1918-c.1920), Maillard en fut réduit à vendre des balais mécaniques avant de se suicider en 1921.
René-Victor Chambolle mourut à Paris le 23 septembre 1898. Son fils, René Chambolle (1873-1915), lui succéda et adopta lui aussi la signature « Chambolle-Duru ».
Le duc d’Aumale se servait de deux types de chiffres pour marquer ses volumes.
(Coll. Bertrand Hugonnard-Roche) |
L’un est formé des lettres H et O [Henri, Orléans] entrelacées et surmontées d’une couronne ducale, seules ou accostées de deux fleurs de lis, traversées d'une épée la pointe en haut et, sous la garde, « J’attendrai ».
L’autre se compose des deux initiales détachées A et O [Aumale, Orléans] et couronnées.
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