D’une très ancienne famille originaire de Touraine, qui avait fait profession des armes sans discontinuation depuis la fin du xve siècle, Charles-Jérôme de Cisternay du Fay naquit à Paris le 2 juillet 1662, fils de Catherine Duret et de Charles de Cisternay (+ 27 novembre 1686), seigneur du Fay, Gencien et la Garenne, qui était capitaine des gardes de Armand de Bourbon, 1er prince de Conti et frère du Grand Condé. Quoique homme de guerre, Charles de Cisternay s’entêta de chimie, et dépensa beaucoup d’argent dans le dessein de parvenir à la réalisation de la pierre philosophale.
Charles-Jérôme de Cisternay du Fay fit ses études au collège de Clermont [aujourd’hui lycée Louis-le-Grand, Ve]. Dès cette époque, il manifesta son goût pour les livres. Après avoir fini sa philosophie, il suivit la carrière militaire, mais chaque fois qu’il allait en Flandre ou en Allemagne, il rapportait des trésors littéraires.
Il était alors lieutenant aux gardes françaises, régiment d’infanterie, quand il eut la jambe gauche emportée par un boulet, au honteux bombardement de Bruxelles, qui eut lieu du 13 au 15 août 1695, ce qui lui valut la décoration de l’ordre militaire de Saint-Louis. Ayant atteint sa quarantième année, il commença à étudier le grec, afin de pouvoir lire les ouvrages écrits en cette langue qu’il se procurait.
Capitaine aux Gardes françaises en 1697 |
Après avoir obtenu le grade de capitaine en 1705, il finit par être obligé de renoncer au service, à cause de son handicap.
Du Fay se forma alors une très belle bibliothèque. Économe sur tous les autres objets de sa dépense, il ne ménagea rien pour se procurer les livres qui lui manquaient ou dont il avait envie.
« Il s’adonna à la curiosité en fait de livres, curiosité qui ne peut qu’être accompagnée de beaucoup de connaissances agréables pour le moins. Il rechercha avec soin les livres en tout genre, les belles éditions de tous les pays, les manuscrits qui avaient quelque mérite outre celui de n’être pas imprimés, et se fit à la fin une bibliothèque bien choisie et bien assortie, qui allait bien à la valeur de 25,000 écus. Ainsi il se trouva dans Paris un capitaine aux gardes en commerce avec tous les fameux libraires de l’Europe, ami des plus illustres savans, mieux fourni que la plupart d’entre eux des instrumens de leur profession, plus instruit d’une infinité de particularités qui la regardaient. » [sic]
(« Éloge de Du Fay » In Œuvres de Fontenelle. Paris, Salmon, 1825, t. II, p. 385)
En 1723, Du Fay fut victime d’un accident vasculaire cérébral, responsable d’une hémiplégie. Le comte d’Hoym, ministre plénipotentiaire à Paris du roi de Pologne, apprit que le cabinet de Du Fay pourrait être à vendre. Alors que le catalogue de la bibliothèque était paru, il voulut faire acheter en bloc cette collection par le roi de Pologne et écrivit à son secrétaire, Thioly, le 18 juin 1723 :
« Cette petite bibliothèque, qui est inférieure en nombre de volumes à celle du feu baron de Hohendorff [Bibliotheca Hohendorfiana. La Haye, Abraham de Hondt, 1720, 3 t. en 1 vol. in-12], que l’Empereur [Charles VI] a achetée, je crois, 150 000 florins et que le Roi a tant regrettée, est infiniment supérieure pour le choix et la rareté des livres, et l’on peut assurer hardiment que c’est une collection unique en Europe, et il seroit impossible d’en faire à présent une pareille à aucun prix.
Il ne l’auroit pas donnée autrefois pour 200 000 livres monnoie forte ; mais à présent qu’il est infirme par l’accident de la paralysie, dont il a été frappé il y a quelques mois, et que d’ailleurs il songe à établir ses enfans, je crois qu’on en pourroit avoir bonne composition. Je crois que c’est une chose qu’il ne faudroit pas manquer, car c’est une collection unique, et le prix est pour ainsi dire au-dessous du modique. » [sic]
(Vie de Charles-Henry comte de Hoym. Paris, Techener, 1880, t. I, p. 152)
Le catalogue avait été publié par le libraire Gabriel Martin, sous le titre de Bibliotheca Fayana, seu catalogus librorum bibliothecæ ill. viri d. Car. Hieronymi de Cisternay du Fay, gallicanæ cohortis prætorianorum militum centurionis [Catalogue des livres de la bibliothèque de très illustre homme Charles Jérôme de Cisternay du Fay, capitaine aux gardes françaises] (Paris, Gabriel Martin, 1725, in-8, [12]-xxij-450-107*-[2]-[1 bl.]-[51]-[1 bl.] p., 4.414 lots + 31 numéros doublés) : 1.618 lots pour l’Histoire, 1.396 lots pour les Belles-Lettres, 841 lots pour la Théologie, 446 lots pour les Sciences et les Arts, 113 lots pour la Jurisprudence.
La préface, en latin, qui est de l’abbé Michel Brochard, professeur au collège Mazarin, nous apprend que Du Fay étudia principalement l’histoire et les poètes latins au collège de Clermont, et que Virgile, Horace et Térence étaient ses auteurs de prédilection ; qu’il était d’une charmante physionomie, doux et grave dans la conversation, parfois aussi très gai, très plaisant, bien que généralement silencieux ; qu’il s’était toujours montré fort communicatif, pour ses amis, des trésors littéraires qu’il avait amassés ; qu’un mutuel amour des livres rapprocha Brochard et Du Fay à partir de 1700.
Le portrait frontispice de Du Fay, gravé par Pierre-Imbert Drevet (1697-1739), le fils, d’après Hyacinthe Rigaud, porte ses armoiries
[Écartelé : au 1, d’azur, au dragon ailé d’or, armé et lampassé de gueules ; au 2, bandé d’argent et de gueules de six pièces ; au 3, d’azur, à la tour crénelée d’argent, ajourée et maçonnée de sable ; au 4, d’argent, à quatre fasces vivrées de gueules, à la bande brochante d’azur semée de fleurs de lis d’or, qui est de Gencien] et la devise : « Me læsit Mavors, læsum mulsere Camœnæ » [Mars (i.e. la guerre) m’a blessé, les Camènes (i.e. les Muses) ont adouci ma blessure].
La vignette de la page de titre, gravée par Jean-Baptiste Scotin (1678-v. 1730), représente un cabinet où Minerve assise soutient un écu frappé d’une étoile, enseigne de Gabriel Martin, portant la devise « Per umbras stella facem ducens » [Une étoile rayonne au milieu des ténèbres], tirée de L’Énéide de Virgile (livre II, vers 693-694), et consulte la Bibliotheca Fayana ; elle est accompagnée de deux putti dont l’un consulte quatre catalogues de vente antérieurs, dus à Gabriel Martin (Charles Bulteau, 1711 ; Étienne Baluze, 1719 ; Philippe de La Coste, 1722 ; Claude Fessart, 1724).
Le catalogue est complété par une « Clavis notarum, quibus varia Librorum ligatura distinguitur », par un « Indiculus librorum, quos è Bibliotheca distractos in usum suum servat D. du Fay filius, Regia Scientiarum Academiae Socius ; qui hac de causa auctioni non exponentur » [203 lots distraits en apparence parce qu’on n’osait les vendre publiquement, ont été vendus dans une assemblée particulière indiquée aux amis dans la maison même de Madame Du Fay en septembre 1725, son fils faisant fonction de crieur et d’huissier] et par un « Index Auctorum ».
Après la réception du catalogue, le président Jean Bouhier (1673-1746) écrivit à l’avocat Mathieu Marais (1665-1737) le 3 juillet 1725 : « Cela sent moins le savant que le bibliomane ». Marais lui répondit le 8 : « Le jugement que vous portez du catalogue de M. du Fay est excellent : ce n’est pas une bibliothèque, c’est une boutique de livres curieux faite pour vendre et non pour garder ». Il semble que le sentiment bibliophilique leur avait échappé : « Les livres de cette riche bibliothèque furent vendus à des prix bien supérieurs à ceux des ventes de tous ces temps-là. Il paroît que Du Fay étoit difficile sur le choix de ses exemplaires, et fort curieux de belles reliures. » (In Catalogue de la bibliothèque d’un amateur. Paris, Renouard, 1819, t. III, p. 246)
Les livres de Du Fay, extrêmement bien reliés par Duseuil, Padeloup et Boyet, avaient en général des dos à la grotesque ; beaucoup aussi avaient le beau fleuron à palmes attribué à Duseuil, ou celui pointillé ou à jour de Boyet. Du Fay possédait en outre 6 reliures de Grolier.
921. Corpus juris civilis. Amstelodami, Elzevir, 1664, 2 vol. in-8, m. r.: 30 liv. [reliure de Boyet, sur laquelle Hoym fit mettre ses armes ; 1.300 fr. à la vente Brunet, 1868, n° 76]
1.742. Horatii Opera, cum annotat. & figuris. Argentinæ [Strasbourg], Reinhardus [Johann Gruninger], 1498, in-fol., v. f., exemplar Grolierii. 16 liv. [cat. Hoym n° 1.893]
1.828. Vidæ Christiados libri sex. Cremonæ, in ædibus Divæ Margaretæ, Ludovico Britanno Impressore, 1535. in-4. m. v. exemplar Grolierii. 26 liv. 2 s. [acheté par Pissot]
1.929. Le Chevalier deliberé, en vers, comprenant la mort du duc de Bourgogne qui trépassa devant Nancy en Lorraine : avec figures. Impr. en lettres gotiq., in fol., v.: 4 liv. [reliure de Boyet ; 16.100 fr. à la vente Ganay, 1881, n° 98]
2.160. Les Œuvres de Me. Fr. Rabelais, nouvelle édition avec des remarques historiques & critiques (par M. le Duchat :) avec figures. Amsterdam, Desbordes, 1711, 5. vol. in 8. G. P. m. r.: 60 liv. [reliure de Boyet ; 14.000 fr. à la vente Ganay, 1881, n° 168]
2.364. La tres élegante, delicieuse, melliflue & tres plaisante Histoire de Perceforest Roy de la Grand Bretaigne, fundateur du franc Palais & du Temple du Souverain Dieu ; où l’on pourra veoir la source & decoration de toute Chevalerie ; avec plusieurs Propheties, Comptes d’Amans &c. Paris, Galiot du Pré. 1528. 6. tomes en 3. vol. in fol. v. f. Exemplar Grolierii. 158 liv. [vient de la bibliothèque du comte de Toulouse ; acheté par G. Martin ; acquis par Cigongne à la vente du roi Louis-Philippe, en 1849, pour 1.260 fr.]
2.731. Franc. Philelfi Epistolarum libri 37. Venet. Greg. de Gregoriis, 1502. in fol. v. f. Exemplar Grolierii. 50 liv. [acheté par G. Martin ; cat. Hoym n° 3.136]
3.112. Guidonis de Columna, Messanensis, Trojana Historia. Argentinæ, 1494. in fol. v. Exemplar Grolierii. 5 liv. 8 s.
3.263. Historie Fiorentine, di Nicolo Machiavelli, dal principio di Firenze infino al 1492. Venetia, apresso Aldo, 1540. in 8. m. r. Exemplar Grolierii. 15 livres. [acheté par G. Martin ; cat. Hoym n° 3.682]
Du Fay mourut le 24 juillet 1723, laissant une veuve, Élisabeth Landais, et un fils, Charles-François de Cisternay du Fay 1698-1739), qui fut premier intendant du Jardin des plantes et reçu en 1733 à l’Académie des sciences.
« La Bibliothéque de feu M. du Fay passoit pour l’une des plus singulieres de Paris, non seulement par rapport à la condition des Livres & à l’élégance des reliures ; mais sur tout, par rapport au choix des meilleures éditions, & à l’assemblage de ce qu’il y avoit de plus curieux, de plus rare & de plus cher en chaque genre de littérature. On peut dire que cette Bibliothéque soûtient merveilleusement sa réputation, dans le Catalogue, que nous en donne le sieur Martin, déjà connu par divers ouvrages de cette espéce, qui lui ont fait honneur. Il a eu soin, dans celui-ci, d’exposer aux yeux du Public les Livres de M. du Fay dans tout leur lustre ; c’est-à-dire, qu’outre les titres, qui sont détaillez avec la dernier exactitude, & rangez dans l’ordre le plus méthodique suivant les différentes matiéres ; il a même fait mention de la maniere dont chaque volume est relié : & ils le sont presque tous en maroquin de diverses couleurs, ou en veau soit fauve, soit marbré ; ce qui ne pique pas médiocrement la curiosité de ceux, que possede la Bibliomanie.
Selon l’idée générale, que nous donnons ici de cette Bibliothéque ; il ne faut pas s’attendre d’y trouver des suites bien complettes, dans ce qui s’appelle les Facultés scientifiques. Les deux Classes qui fournissent le plus, sont celles des belles-Lettres & de l’Histoire. Parmi les Livres de belles-Lettres, les Poëtes, les Livres de Chevalerie & les autres Romanciers, font le plus grand nombre, & rappellent à eux la principale attention. Aussi M. du Fay avoit-il fait une étude particuliere de ces sortes de livres, assez peu connus vulgairement ; & il n’avoit épargné ni peine ni dépense, pour les rassembler dans son cabinet. Les Poëtes Grecs & les Latins s’y trouvent presque tous, & des meilleures éditions. […]
Ce Catalogue renferme 4414. articles, qui font environ 6500. volumes de toutes grandeurs. Ces volumes, sans égard à leurs différentes formes, sont rangés chacun dans la Classe à laquelle doit se rapporter la matiére dont il traite. Nous ne finirions pas, si nous voulions entrer ici dans le détail des Livres singuliers, qui sont une des principales richesses de cette Bibliothéque. Nous remarquerons seulement, que ces Livres, (si l’on en excepte ceux qui empruntent leur relief de la correction & de la beauté des Editions,) ne sont recommandables que par la rareté, qui les a mis à un prix excessif ; & qu’un moyen infaillible de les faire tomber & de les réduire à leur juste valeur, seroit de les réimprimer.
Nous en avons déjà vû quelques exemples dans le Cymbalum mundi, dans le Petit-Jean de Saintré, dans quelques vieux Poëtes François, tels que Cretin, Coquillart, Jean Marot, du Molinet & quelques autres, dont les Poësies, à l’exception d’un très-petit nombre de piéces, sont des plus fades & des plus ennuyeuses.
Les lettres de Pierre Dauphin, (qu’on trouve ici à l’article 2729.) & qui dans quelques ventes de Bibliothéques, ont été poussées à des prix exorbitans, ne font que la moindre partie des ouvrages de ce genre, composez par ce Camaldule Venitien, & qui sont ensevelis dans l’obscurité d’une Bibliothéque, d’où l’on ne daigne pas les tirer, pour les mettre au jour ; ce qui prouve le peu d’estime, qu’on en fait.
En quoi consiste, par exemple, le mérite du Livre intitulé Hieronymi Morlini Novellæ (article 2252.) qui fut donné il y a quelques années pour cent sols, à la vente d’une Bibliothéque, par des Libraires qui ne le connoissoient pas, & qui sera peut-être vendu cent francs, à celle-ci ? Tout ce mérite roule uniquement sur l’extrême rareté de ce Livre, & sur la circonstance singuliere, qu’étant un amas fastidieux des plus grossiéres obscénitez, il a neanmoins été imprimé à Naples en 1520. avec privilege du Pape & de l’Empereur pour dix ans.
Le Spaccio della bestia trionfante de Jordano Bruno, autre Livre qui n’a point de prix, (& qu’on ne trouve ici que manuscrit, (n°. 822) n’est qu’un galimathias inintelligible, & par conséquent un ouvrage très-méprisable.
Qu’on parcoure tous les Livres de cette catégorie, & l’on reconnoîtra que la plûpart ne sont devenus rares, que parce qu’on n’en a pas multiplié les exemplaires par des réimpressions ; & que s’ils n’ont pas été réimprimez, c’est qu’ils n’en valoient pas la peine. Par la raison des contraires, il ne doit point y avoir de Livres plus communs que les bons Livres ; & c’est aussi ce que l’expérience justifie tous les jours.
On trouve à la tête de ce Catalogue, le portrait de feu M. du Fay, gravé par Drévet d’après l’original de Rigaud ; et un Systême bibliographique dressé très-méthodiquement& très-exactement par le sieur Martin. […] » [sic]
(In Le Journal des sçavans pour l’année M. DCC. XXV. Aoust. Paris, P.-N. Lottin et H. D. Chaubert, 1725, p. 516-518)
Un journaliste du temps essaya de plaisanter sur les livres, leur propriétaire et sur l’abbé Brochard :
« Cet excellent Catalogue a été dressé par le Sr. Martin, Libraire de Paris, qui a du sçavoir, & qui a sur tout une parfaite connoissance des Livres. M. du Fay étoit un célébre Bibliophile, un véritable amateur. L’Abbé Brochard, autre Bibliophile, mais d’une espece differente & qui possede, dit-on, un très beau cabinet de Livres, est l’Auteur de la Preface qui est à la tête du Catalogue dont il s’agit. Il nous apprend que M. du Fay aimoit les Livres avec une passion demesurée. Huic cupiditati, ne dicam βιβλιομανία, ita indulsit, ut in cæteris impensis diligens & attentus, in colligendos rarissimos quosque codices aurum plenis manibus ultro profunderet. Il se mit à apprendre le Grec à l’âge de 40. ans, afin de pouvoir sans honte faire emplette des bonnes éditions des Auteurs Grecs ; sans quoi il auroit ressemblé un peu à ces riches Partisans, qui achettent la Polyglotte & les Peres de l’Eglise pour en décorer leurs cabinets & les tapisser à la mode. M. du Fay ne voulut donc pas qu’on put lui reprocher, au moins par raport au Grec, ce qu’on auroit pu lui objecter touchant ses belles Editions Hebraiques. M. l’Abbé Brochard eut le zèle industrieux de lui donner un excellent Maître, accito græcarum litterarum peritissimo magistro. Ce sçavant du College Mazarin parloit ainsi de lui-même : on ne pourroit qu’admirer la modestie qui lui sied si bien.
Au reste cette fameuse Bibliotheque de M. du Fay se distingue de toutes les autres par un recüeil assez rare des plus curieux Romans anciens, & sur tout des Livres de Chevalerie. Si l’on demande quel est le mérite de ces sortes de Livres & à quoi ils servent ; il faut repondre, qu’ils sont si bons, qu’aucun Libraire n’a jugé à propos de les réimprimer. Leur rareté fait leur prix. Consolez vous donc, mauvais Auteurs de ce siécle, Poëtes infortunés, dont personne n’achete les ouvrages. Lorsqu’ils auront été vendus à la rame par vos Libraires, quelques exemplaires auront peut-être le bonheur d’échapper à leur vile destination ; & un jour viendra que ces exemplaires seront recherchez par les futurs Bibliophiles. Mais malheur à vous, si quelque Coutelier des siécles à venir s’avise de vous réimprimer. Vous aurez le sort de Cretin, de Fai-feu, de Coquillart, &c. vous retournerez chez l’Epicier, si vous ne pourrissez pas dans le Magasin.
M. du Fay étoit non seulement curieux des belles éditions, mais encore des belles reliures, presque tous ses Livres étoient couverts de maroquin rouge, vert, bleu, jaune, ou au moins de veau fauve. Croiroit-on que le luxe put s’étendre sur les Livres mêmes ? On assure que cette Bibliotheque, ou plutôt ce Cabinet, dont la vente en détail a été ouverte vers la fin du mois de Juin, a été vendu très cherement. On s’est imaginé qu’un Livre, qui avoit apartenu à un homme qui aimoit les Livres rares, ne pouvoit être commun.
Ceux qui veulent connoître les belles éditions en tout genre & les Romans anciens, qu’on prise pour leur rareté, doivent se pourvoir du Catalogue dont nous parlons. » [sic]
(In Bibliothèque françoise, ou Histoire littéraire de la France. Amsterdam, Jean-Frédéric Bernard, 1726, janvier-février, p. 53-55)
Les principaux acquéreurs furent Rothelin, Caumartin, Saint-Ange, Hallé, Voltaire, Lorangère, etc., et surtout le comte d’Hoym. Celui-ci fit acheter à cette vente pour 25.339 livres et 4 sols de livres par Gabriel Martin, et paya par acomptes du 11 juin au 20 décembre :
« Ce fut à la vente de Du Fay que le comte de Hoym fit ses plus nombreuses acquisitions. On peut, en comparant les prix des deux catalogues, voir comment il savoit payer les livres qui lui convenoient. Pour en citer un exemple, le Villon de 1532, annoté par Ménage, qui se vendit chez lui (n° 2254) 8 liv. 10 s., lui avoit coûté 43 liv. 1 s. chez Du Fay [n° 1.913] (Ce même exemplaire étoit chez le président Bernard de Rieux. Il se vendit à sa vente, en 1747 (n° 1523), seulement 9 liv. 1 s.). Quelques ouvrages, il est vrai (le Triomphe de très haute dame Verolle, par ex., qui lui coûtoit 17 liv. et se vendit chez lui 72), atteignirent à sa vente un prix plus élevé que chez Du Fay, mais ils sont en petit nombre. […]
Il est fâcheux que Gabriel Martin et les autres anciens libraires n’aient pas indiqué, dans leurs catalogues, l’origine des exemplaires quand cette origine étoit facile à connoître, comme, par exemple, quand la reliûre portoit un fer armorié connu. » [sic]
(Claude Gauchet. « Centième anniversaire de la vente de la bibliothèque de M. Charles Henry, comte de Hoym. » In Bulletin du bibliophile. Paris, Techener, mai 1838, p. 152-153)
Le 29 janvier 1726, Hoym racheta à Madame Du Fay pour 551 livres et 10 sols de livres omis ou retirés, et pour 250 livres d’autres livres et manuscrits sur la magie, cabale, etc., à Ramsey, qui les avait achetés à la vente.
On a dit que la bibliothèque et les reliures d’Hoym étaient la bibliothèque et les reliures de Du Fay, sur lesquelles Hoym n’avait fait qu’ajouter son fer armorié ; en réalité, les livres provenant de chez Du Fay représentaient, comme valeur, moins du quart de la bibliothèque d’Hoym, et probablement beaucoup moins comme nombre.
Quelques bibliothèques, dont celle de Du Fay, semblent montrer que la bibliophilie française commença, au début du xviiie siècle, à s’affranchir du modèle « savant » de Gabriel Naudé et de son Advis pour dresser une bibliothèque (1627), qui avait dominé jusqu’alors, pour s’installer progressivement dans le modèle « curieux », qui s’imposa définitivement avec De Bure « le Jeune » et sa Bibliographie instructive (1763-1768).
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