Portrait de Ginguené Dessiné et gravé par Jouannin |
Pierre-Louis Ginguené, aîné des
sept enfants de Pierre-François Ginguené (1714-1791), procureur au siège
présidial de Rennes [Ille-et-Vilaine], et de Marie-Anne Gagon († 10 septembre
1778), est né à Rennes, le 26 avril 1748, et fut baptisé le lendemain en
l’église Saint-Sauveur :
« Piere Louis fils de me
piere francois Ginguené Escuyer procureur au Siege presidial de Rennes Et de
dame marie anne Gagon Ses peres et meres né Le Jour de hyer a Esté par moy
prestre de cette paroisse baptisé du consentement de mr Le Recteur Et tenu sur
Les Saints fond de bapteme ce Jour vingt Septieme année 1748 par noble me Louis
Gagon miseur de La ville Et communauté de dinan oncle maternel dudt Enfant Et
par dame Louise malescot ve du sieur guy thebaut aussy tante
maternel dudt Enfant Le père present qui Signe avec nous Et les autres
Soussignants Interligne prestre aprouvé Raturé deux mot nuls aprouvé »
[sic]
Il fit de bonnes études au collège
Saint-Thomas de Rennes [détruit], tenu par les Jésuites, où il eut comme
condisciples le futur poète Évariste Parny (1753-1814) et le futur orientaliste
Claude-Étienne Savary (1750-1788). Son père lui apprit les langues anglaise et
italienne et lui donna le goût pour la peinture et la musique. Ses études
terminées, il composa des airs de musique et des pièces de vers, dont la
meilleure fut la Confession de Zulmé,
qui eurent quelques succès dans les salons de la société rennaise.
Arrivé à Paris en 1772, comme
précepteur dans une maison particulière, il publia quelques poésies dans l’Almanach des Muses et, avant de la
publier, communiqua la Confession de
Zulmé à l’helléniste Guillaume Dubois de Rochefort (1731-1788). Celui-ci
voulut en avoir une copie, la lut dans plusieurs maisons et la laissa copier. Cette
pièce circulait toujours applaudie et anonyme : certains auteurs, comme Alexandre-Frédéric-Jacques
Masson (1741-1777), dit « marquis de Pezay », à Paris, le comte de La
Fare, à Saint-Germain, et Charles Bordes (1711-1781), à Lyon, se
l’attribuèrent ; d’autres, comme le duc de Nivernais (1716-1798), se la
laissèrent attribuer.
Ginguené la fit enfin imprimer sous son nom dans l’Almanach des Muses de 1779 (p. 129-132),
mais ce ne fut pas sans contestation qu’il parvint à s’en faire reconnaitre
pour l’auteur :
« 1 Février [1779]. Une querelle fort singuliere s’est élevée entre
deux petits auteurs : on connoissoit depuis plusieurs années une piece de
vers très-agréables, intitulée Confession
de Zulmé. Comme elle est dans la manière de M. Dorat, on la lui
attribuoit ; d’autres la donnoient au Duc de Nivernois ; enfin M. de
Pezay l’a réclamée dans le tems & on la lui a laissée. Un nommé Guinguené,
mauvais poëte arrivé de Bretagne par le coche, s’est avisé de vouloir se faire
une réputation & a fait insérer dans l’Almanach
des Muses de cette année, différens morceaux de poésie pillés de côté &
d’autre, entr’autres celui-là. Un autre poëte, appelé Merard de St. Just, a
crié au vol & a prétendu que l’ouvrage étoit de lui : il en a résulté
une querelle très-ridicule, où chaque partie a produit les preuves de sa
propriété ; mais comme aucune n’a ébranlé la réclamation plus antérieure
du défunt, tous deux sont reconnus pour plagiaires.
Ce Guinguené a fait exécuter, il
y a deux ans, à la cour, un mauvais opéra-comique, intitulé Pomponin, qui est bien la plus
détestable chose qu’on puisse lire & qui n’a pas reparu
heureusement. » [sic]
([Petit de Bachaumont, Pidansat
de Mairobert et Moufle d’Angerville]. Mémoires
secrets pour servir à l’histoire de la République des Lettres en France, depuis MDCCLXII jusqu’à nos jours.
Londres, John Adamson, 1780, t. XIII, p. 270-271)
Dans la fameuse querelle des
Gluckistes et des Piccinnistes, polémique qui se déroula de 1776 à 1779 et qui opposa
moins les compositeurs Christoph-Willibald Gluck (1714-1787) et Niccolo Piccinni
(1728-1800) que leurs partisans respectifs, Ginguené se déclara le champion de
Piccinni et triompha dans des lettres ou des articles signés « Mélophile »,
qui lui firent quelque réputation.
Entre-temps, en 1778, Ginguené
avait obtenu un emploi de commis au Ministère des Finances, qu’on appelait
alors le Contrôle général, et ses relations lui avaient assuré des
collaborations occasionnelles à des périodiques tels que le Mercure de France et le Journal de Paris.
Jeton édité en 1783 par la loge des Neuf Soeurs, en l'honneur de son ancien vénérable Benjamin Franklin |
En 1782, il fut reçu franc-maçon
dans la loge des Neuf Sœurs que fréquentait alors l’élite littéraire et
politique. Il habitait alors dans la maison de Monsieur Louis, rue de La Michodière
[IIe].
Portrait de "Nancy", par Jean-Joseph Bernard (1740-1809) |
Il revint à Rennes pour se marier,
le 21 novembre 1786, en l’église de Toussaints [incendiée en 1793 et démolie de
1801 à 1807], avec Anne-Jeanne-Françoise Poullet (1753-1832), fille de Joseph
Poullet, procureur de Dol-de-Bretagne [Ille-et-Vilaine], et veuve de François
Avice, capitaine de navire marchand, décédé à bord, le 1er juillet 1774,
qu’elle avait épousé à Dol, le 12 janvier 1773. Ginguené appelait son épouse
« Nancy », abréviation de « Suzanne », prénom alors fort à
la mode.
Rentré à Paris, Ginguené échoua
aux concours académiques de poésie, avec Léopold,
Poëme (Paris, Prault, 1787, in-8),
puis d’éloquence, avec son Éloge de Louis
XII, Père du peuple (Paris,
Debray, 1788, in-8).
Il accueillit avec enthousiasme
les premiers symptômes de la Révolution et célébra l’ouverture des États
Généraux avec une ode médiocre. Dès 1790, et jusqu’à l’automne 1793, il
collabora à la rédaction de la Gazette
nationale, ou Le Moniteur universel.
Il publia ensuite ses Lettres sur les
Confessions de J. J. Rousseau (Paris, Barois [sic] l’Aîné, 1791, in-8), De l’autorité de Rabelais dans la Révolution
présente, et dans la Constitution
civile du clergé, ou Institutions
royales, politiques et
ecclésiastiques, tirées de Gargantua
et de Pantagruel (Paris, Gattey, 1791, in-8) et participa, avec Nicolas-Étienne
Framery et Jérôme-Joseph de Momigny, à l’Encyclopédie
méthodique. Musique (Paris, Panckoucke et veuve Agasse, 1791-1718, 2 vol.
in-4). À partir du mois d’août 1791, Ginguené fut associé à la direction du Mercure de France.
Après la mort de son fondateur,
Joseph-Antoine Cerutti (1738-1792), Ginguené prit la direction, avec
Philippe-Antoine Grouvelle (1758-1806), de l’hebdomadaire La Feuille villageoise.
Il fonda, en floréal An II [avril 1794], La Décade philosophique, littéraire et politique, qui parut trois
fois par mois, puis fut continuée, à partir de 1805, sous le titre de La Revue, philosophique, littéraire et
politique, avant d’être supprimée en 1807.
Cellule à la Prison Saint-Lazare en 1793 |
Pendant la deuxième Terreur,
Ginguené fut arrêté à Noisy-le-Sec [Seine-Saint-Denis] le 14 floréal An II [3
mai 1794] et incarcéré à Saint-Lazare. Libéré le 23 thermidor An II [10
août 1794], il fut adjoint à Dominique-Joseph Garat (1749-1833), en septembre
1794, pour la réforme de l’Instruction publique et la réorganisation des écoles ;
il fut seul commissaire à partir d’août 1795.
En publiant les Œuvres de Chamfort, recueillies et publiées par un de ses amis (Paris, Directeur de
l’Imprimerie des sciences et des arts, An III [1795], 4 vol. in-8), Ginguené rendit
hommage à la mémoire de son ami Sébastien-Roch Nicolas (1740-1794), dit « Chamfort »,
mort cinq mois après un suicide raté, pour échapper aux bourreaux.
Après être entré à l’Institut le
10 décembre 1795, élu membre de la Classe des sciences morales et politiques,
il fut nommé, le 18 décembre 1797, ministre plénipotentiaire près du roi de
Sardaigne à Turin [Italie]. Cette ambassade lui causa bien des déboires, et il
ne tarda pas, après sept mois, à revenir reprendre ses travaux littéraires, à
Paris et dans sa maison de campagne.
À Paris, il logea d’abord chez
Garat, 13 rue Jacob [VIe], puis rue de Grenelle-Saint-Germain [rue
de Grenelle, VIIe], où on pouvait lire sur la loge de son
concierge : « Ici on s’honore du titre de citoyen, et on se tutoie.
Ferme la porte, s’il vous plaît. »
À Saint-Prix [Val-d’Oise], il acheta l’ancien « Prieuré blanc », rue de la Croix Saint-Jacques, en face de l’église Saint-Germain, le 13 prairial An VII [1er juin 1799] ; il sera revendu par sa veuve le 13 juin 1817.
Nommé membre du Tribunat en 1800,
il se fit remarquer par son opposition à plusieurs des projets de Bonaparte,
qui affectait de l’appeler « Guinguené » et le rangeait parmi les
idéologues, et fut éliminé en 1802. Dans les quatorze années suivantes de sa
vie, il n’est plus jamais rentré dans la carrière politique.
Sa santé avait paru s’altérer,
peu après son retour de Turin. En 1801, une faiblesse de la vue, qui le força d’interrompre
ses études, fut guérie par son ami le Docteur Alphonse-Louis Leroy (1742-1816).
De 1802 à 1806, Ginguené professa à l’Athénée de Paris un cours de littérature
italienne dont il tirera une Histoire
littéraire d’Italie, inachevée et en partie posthume. En 1804, il fut
obligé d’aller se reposer un mois à Laon [Aisne], chez son frère
Gaspard-François Ginguené, directeur des Domaines.
Sans enfant, Ginguené devint, en
1805, le tuteur d’un orphelin anglais, James Parry, alors âgé de six ans.
Bas-relief représentant un astronome habillé à l'antique, cherchant à déterminer la ligne de midi, à l'aide d'un compas. 19, rue du Cherche-Midi, Paris VI |
À partir de 1808, il dut faire soigner une maladie pulmonaire chronique par le Docteur Jacques-Louis Moreau (1771-1826), dit « Moreau de la Sarthe ». Il demeurait alors 19 rue du Cherche-Midi [VIe].
« Celui dont la cendre est
ici,
Ne sut, dans le cours de sa vie,
Qu’aimer ses amis, sa patrie,
Les arts, l’étude et sa
Nancy. »
Hôtel de Bullion, en 1825 |
Sa bibliothèque fut vendue en 30
vacations, du lundi 2 mars au jeudi 9 avril 1818, en l’une des salles de
l’hôtel de Bullion [détruit en 1890], 3 rue J. J. Rousseau [Ier] :
Catalogue des livres de la bibliothèque
de feu M. P. L. Ginguené, membre de
l’Institut de France, de l’Académie
della Crusca, de l’académie de Turin,
etc. (Paris, Merlin, 1817, in-8, xxiv-352-[2]
p., 2.686 + 1.675 + 8 bis + 2 ter = 4.371 lots). Avec une « Notice sur M.
Ginguené et sur ses ouvrages. », par Garat (p. v-xv), le « Discours
prononcé par M. Daunou, aux funérailles de M. Ginguené, le 18 novembre
1816. » (p. xvij-xviij) et un « Avis » du libraire (p.
xix) :
« M. GINGUENÉ avait rédigé lui-même le Catalogue d’une
grande partie de sa Bibliothéque, particulièrement de ses livres italiens, dont
la collection est l’une des plus considérables, et surtout des mieux choisies
qu’on ait formée en France, depuis celle de Floncel. Elle contient des articles
rares, mais elle se compose essentiellement des meilleures éditions des
meilleurs ouvrages. On y distinguera beaucoup d’éditions des Aldes, des Juntes,
de Giolito de’ Ferrari, de Torrentino.…. de Comino, de Bodoni. M. Ginguené écrivait
son Histoire littéraire d’Italie, non d’après les autres historiens de cette
littérature, mais en étudiant et en appréciant les productions de tous les âges
et de tous les genres. Il avait ainsi rassemblé des séries volumineuses de
grammairiens, de rhéteurs, d’épistolaires, de traducteurs…..et principalement
de poëtes.
Quelque nombreux que soient ces
livres italiens, ils le sont pourtant moins que ceux qui, écrits en d’autres
langues, anciennes ou modernes, forment la première partie de la bibliothéque de
M. Ginguené. Il y a fort peu d’ouvrages véritablement classiques qu’il n’y ait
fait entrer ; et cet excellent choix pourrait attester la pureté de son
goût, la variété et la profondeur de ses connaissances, s’il n’en avait donné,
durant toute sa vie, de bien meilleures preuves. Les amateurs remarqueront,
dans cette première partie du Catalogue, quelques éditions du quinzième siècle,
plusieurs des Aldes et des Estiennes, un plus grand nombre des Elzévirs,
plusieurs aussi des imprimeurs célèbres du dix-huitième siècle. Les genres dont
M. Ginguené s’est particulièrement occupé, comme l’instruction publique, la
musique, l’apologue, l’histoire littéraire, sont ici plus riches qu’on ne les
trouve communément dans les bibliothéques des hommes de lettres.
On traitera avec les personnes
qui voudraient acquérir la bibliothéque entière ou toute la partie italienne.
La vente publique, s’il y a lieu,
commencera au mois de février 1818, et sera annoncée par la distribution d’une
feuille de vacations. » [sic]
Cette bibliothèque, qui
comportait de nombreux volumes annotés par Ginguené, était une bibliothèque de
travail. Elle fut acquise en bloc par le British Museum, pour la somme de
25.000 francs [1.000 £ sterling].
Livres grecs, latins, français,
anglais, etc. : Théologie [80 lots = 2,96 %], Jurisprudence [36 lots =
1,33 %], Sciences et Arts [468 lots = 17,35 %], Belles-Lettres [1.412 lots =
52,37 %], Histoire [700 lots = 25,96 %].
Livres italiens : Teologia
[14 lots = 0,83 %], Scienze ed Arti [98 lots = 5,93 %], Lettere Humane [1.092
lots = 65,19 %], Storia [278 lots = 16,59 %], Traduzioni [193 lots = 11,52 %].
Les livres italiens constituaient
38,32 % de la totalité du catalogue.
Ginguené possédait un exemplaire [n°
1.471] du catalogue de la bibliothèque d’Albert-François Floncel (1697-1773),
avocat au Parlement de Paris et censeur royal, qui était devenu l’ouvrage de
référence en matière de littérature italienne : Catalogo della libreria Floncel (Paris, Jean-Gabriel Cressonnier,
1774, 2 vol. in-4, vj-[1]-[1 bl.]-xxvj-[2]-378 p. et [3]-[1 bl.]-346 p., 5.287
et 2.697 [numérotés 5.288-7984] lots), avec un « Index alphabétique des
noms des auteurs et des titres sans nom d’auteur » (t. II, p. 227-346). La
poésie [655 lots, numérotés 308-962 = 39,10 %] dominait dans la bibliothèque
italienne de Ginguené : après les traités d’art poétique et les recueils
collectifs, les œuvres des poètes italiens étaient réparties par siècles ;
les grands auteurs étaient évidemment bien représentés, mais aussi les auteurs
de moindre envergure, confirmant la mauvaise foi de Chateaubriand.
En effet, dans les portraits que
Chateaubriand trace des hommes de lettres qu’il a connus à Paris en 1788, dans
les Mémoires d’outre-tombe (Liège,
J.-G. Lardinois, 1849, t. I, p. 102), on peut lire ce jugement amer et inique
sur Ginguené :
« L’auteur de l’Histoire de la littérature italienne,
qui s’insinua dans la révolution à la suite de Chamfort, nous arriva par ce
cousinage que tous les Bretons ont entre eux. Ginguené vivait dans le monde sur
la réputation d’une pièce de vers assez gracieuse, la Confession de Zulmé, qui lui valut une chétive place dans les
bureaux de M. de Necker ; de là sa pièce sur son entrée au contrôle-général.
Je ne sais qui disputait à Ginguené son titre de gloire, la Confesion de Zulmé ; mais dans le fait il lui appartenait.
Le poète rennais savait bien la
musique et composait des romances. D’humble qu’il était, nous vîmes croître son
orgueil, à mesure qu’il s’accrochait à quelqu’un de connu. Vers le temps de la
convocation des Etats-Généraux, Chamfort l’employa à barbouiller des articles
pour des journaux et des discours pour des clubs : il se fit superbe. […]
Ginguené eut une connaissance
anticipée des meurtres révolutionnaires. Madame Ginguené prévint mes sœurs et
ma femme du massacre qui devait avoir lieu aux Carmes, et leur donna asile ;
elles demeuraient cul-de-sac Férou,
dans le voisinage du lieu où l’on devait égorger.
Après la terreur, Ginguené devint
quasi chef de l’instruction publique ; ce fut alors qu’il chanta l’Arbre de la liberté au Cadran-Bleu, sur
l’air : Je l’ai planté, je l’ai vu naître. On le jugea assez
béat de philosophie pour une ambassade auprès d’un de ces rois qu’on
découronnait. Il écrivait de Turin à M. de Talleyrand qu’il avait vaincu un préjugé : il avait fait
recevoir sa femme en pet-en-l’air à
la cour. Tombé de la médiocrité dans l’importance, de l’importance dans la
niaiserie, et de la niaiserie dans le ridicule, il a fini ses jours littérateur
distingué comme critique, et, ce qu’il y a de mieux, écrivain indépendant dans
la Décade : la nature l’avait
remis à la place d’où la société l’avait mal à propos tiré. Son savoir est de
seconde main, sa prose lourde, sa poésie correcte et quelquefois
agréable. »
Chateaubriand en voulait probablement
à Ginguené d’avoir traité sévèrement Atala,
puis le Génie du christianisme, paru
dans La Décade philosophique, du 19
juin au 9 juillet 1802.
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